La justice au secours des Autochtones

No 032 - déc. 2009 / jan. 2010

International

La justice au secours des Autochtones

Philippe Tremblay

Les nations autochtones de Colombie, qui sont plus d’une centaine dont plusieurs en situation de quasi-extinction, se tournent de plus en plus vers les tribunaux pour obtenir justice et réparation pour les torts qu’elles ont subis.

Alors que la fin de son second mandat approche, le président colombien, Alvaro Uribe, est tenté par les démons du caudillisme et envisage de faire modifier à nouveau la Constitution de 1991 pour lui permettre de se représenter en faisant approuver par le Congrès, qui lui est inféodé, un projet de référendum populaire [1]. Publiquement, le président Uribe maintient ne pas vouloir conserver le pouvoir indéfiniment, mais dit craindre pour la pérennité de ses réformes dont, au premier chef, sa politique de « sécurité démocratique », qui se caractérise notamment par la sécurisation des principaux axes routiers du pays et une augmentation des effectifs policiers et militaires.

Coincés entre deux feux

Si cette militarisation tous azimuts a conduit à une réduction du nombre absolu d’enlèvements et d’assassinats, ses effets ne se font pas sentir dans les régions périphériques où habitent la plupart des Autochtones. D’une part, les guérillas des FARC et de l’ELN ont certes été malmenées par les offensives militaires lancées par l’actuel gouvernement, mais elles conservent un important ascendant sur de larges portions du territoire. Par ailleurs, la soi-disant démobilisation des Autodéfenses unies de la Colombie n’a été, pour l’essentiel, qu’un exercice de relations publiques, et les paramilitaires poursuivent désormais leurs basses œuvres sous d’autres raisons sociales (Águilas negras, Los Rastrojos, Nueva Generación, etc.). Comme cette lutte à mort que se livrent rebelles et forces progouvernementales se déroule en grande partie en territoire autochtone, ces derniers sont incapables de préserver leur neutralité et sont qualifiés tantôt d’auxiliaires de la guérilla, tantôt d’informateurs du « consortium forces armées – paramilitaires ».

À ces amalgames aux conséquences désastreuses s’ajoutent des enjeux économiques qui dépassent largement les populations rurales paupérisées. Les entreprises d’extraction minière ou de production d’agrocombustibles s’implantent sur les territoires ancestraux, avec la bénédiction des autorités nationales… sans que les Autochtones qui y vivent aient été associés au projet d’une quelconque façon. De fait, la violation systématique de l’obligation de consulter préalablement les communautés affectées dans le but d’obtenir leur consentement avant d’approuver un projet de développement économique, pourtant reconnue par la Convention 169 de l’Organisation internationale du Travail à laquelle la Colombie est partie prenante, est au cœur du « problème autochtone », et on peut douter que la récente annonce d’un projet de loi visant à encadrer ces processus de consultation vienne changer radicalement le cours des choses. Pour le moment, « développement économique » rime plutôt avec dépossession et exil pour les Autochtones… car, en général, ces multinationales se déplacent accompagnées d’escortes bien armées.

Des communautés désarmées

Si le sort des peuples autochtones peine à faire la une des médias, il représente une préoccupation croissante pour les mécanismes internationaux de protection des droits de la personne. Dans le cas précis de la Colombie, la Commis-sion et la Cour interaméricaine des droits de l’Homme ont octroyé des mesures conservatoires et provisoires au bénéfice de plusieurs leaders autochtones, voire, dans certains cas, à des communautés entières, en raison de la situation de « danger imminent » dans laquelle elles se trouvent. Malheureusement, ces gains sont souvent d’une utilité limitée, dans la mesure où la responsabilité de définir et d’appliquer les mesures de protection adéquates repose sur l’État (en principe en consultation avec les individus ou communautés concernées), et que ce dernier ne fait pas exactement preuve de célérité et de discernement. On peut en effet se demander à quoi peuvent bien servir des véhicules blindés dans des zones à toutes fins pratiques dénuées de circulation routière...

Au terme d’une visite effectuée en 2004, l’ancien Rapporteur spécial des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, Rodolfo Stavenhagen, avait publié un rapport dans lequel il exposait clairement les schémas de persécutions employés par les belligérants pour faire taire et déplacer par la force les peuples autochtones de leurs terres ancestrales. Du même souffle, il exhortait le gouvernement à prendre une série de mesures pour redresser la situation. Or, au-delà des gestes à portée symbolique, comme l’annonce en avril 2009 que la Colombie appuyait désormais la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones – sans pour autant donner de détails sur la façon dont elle entendait en appliquer le contenu –, on cherche vainement les avancées concrètes.

C’est dans ce contexte de révolte latente que le successeur du professeur Stavenhagen, l’américain (d’origine apache) James Anaya, s’est à son tour rendu en Colombie en juillet 2009. Malheureusement, son séjour, très court (5 jours !), a été jugé décevant par les organisations autochtones, qui espéraient le voir dénoncer plus durement le fossé entre les déclarations creuses du gouvernement et la réalité sur le terrain. Encore trop peu rompu aux jeux politiques qui ponctuent ces visites officielles, M. Anaya n’a visiblement pas su tenir tête au gouvernement colombien, passé maître dans l’art de vanter ses réalisations à l’étranger.

Recourir à la stratégie juridique ?

Bien qu’elles ne permettent pas toujours de changer radicalement le cours des choses, les démarches entreprises auprès des instances internationales doivent continuer de faire partie de la stratégie juridique utilisée pour faire reconnaître et respecter les droits humains des Autochtones. En effet, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les autorités colombiennes sont sensibles aux critiques émises à leur endroit dans les forums internationaux.

En tout état de cause, au-delà des « vives préoccupations » exprimées par les organismes internationaux, ce sont peut-être les instances judiciaires colombiennes qui mèneront à une réflexion de fond sur la nature et les causes du « problème autochtone », dont la réponse doit nécessairement être adaptée aux codes culturels et spirituels des Premières Nations.

La Constitution au secours des déplacés

En janvier 2009, la Cour constitutionnelle de Colombie a rendu une décision historique en faveur de 34 peuples autochtones particulièrement affectés par le phénomène du déplacement forcé, un fléau multiforme qui touche au bas mot 3 millions de personnes en Colombie.

Dans ce désormais fameux « Auto 004/2009 » [2], la Cour constitutionnelle fait un certain nombre de constats lapidaires à l’endroit de la politique gouvernementale de soutien aux victimes de déplacement forcé. Celle-ci est jugée lente, inefficace, formelle et inadaptée aux modes de gouvernance autochtones. Du coup, la Cour intime au gouvernement de définir, de concert avec les instances représentatives des principaux intéressés, des « plans de sauvegarde et de protection intégrale » qui doivent renverser la vapeur et permettre à ces peuples non seulement de survivre, mais de prospérer sur leurs territoires ancestraux.

Il semblerait que le coup ait porté. Pour une rare fois, le gouvernement donne l’impression de vouloir assumer ses responsabilités et a mis sur pied une table de concertation réunissant les principales organisations représentant les Autochtones sur le plan national, laquelle sera chargée d’élaborer le programme général de protection intégrale de l’ensemble des peuples menacés par le déplacement forcé. Par ailleurs, le gouvernement a annoncé son intention de dépêcher des délégations auprès de chacune des nations autochtones concernées dans l’espoir d’y définir le contenu des « plans de sauvegarde ». Les organisations autochtones et leurs alliés à l’étranger se mobilisent pour éviter que le gouvernement n’en profite pour décider à la place des intéressés en quoi devraient consister ces plans de survie. Un important travail de sensibilisation est en cours.

S’il faut se réjouir de cette démonstration d’activisme judiciaire, les autochtones demeurent sceptiques et préfèrent attendre de voir le gouvernement livrer la marchandise. Le président Uribe n’a que du mépris pour la justice colombienne, qui a courageusement assumé son rôle de gardienne de la séparation des pouvoirs et a frustré plusieurs tentatives de l’exécutif de contourner les lois et la Constitution pour renforcer sa mainmise sur tous les leviers de l’État. Reste donc à savoir si la justice sortira gagnante de ce bras de fer. Le sort de dizaines de populations menacées en dépend.


[1La Constitution a déjà été amendée en 2006 pour permettre à Alvaro Uribe de briguer un second mandat.

[2En droit constitutionnel colombien, un « auto » est une décision judiciaire qui guide la mise en œuvre d’une sentence rendue antérieurement. La Cour constitutionnelle a rendu plusieurs « autos » dans la foulée de la sentence T-025 émise en 2004, laquelle concluait que la Loi 387 de 1997, qui mettait en place un dispositif étatique d’assistance des personnes déplacées, attentait en fait aux droits de ces dernières.

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