Le Québec en quête de laïcité
Croyez-le ou non, au Canada... Dieu est ton droit !
(Version annotée)
Au sortir du Moyen âge, en Occident, un nouveau monde voit le jour. Ce nouveau monde va donner lieu, petit à petit, à un effritement du pouvoir et de l’influence de la religion dans les différentes sphères de la vie publique [1]. C’est ainsi que certains constituants vont inscrire dans la loi fondamentale de leur pays une nette séparation de l’Église et de l’État [2]. La religion va devenir une affaire privée [3]. Trois petites questions toutes simples se posent ici : qu’en est-il au Canada ? Existe-t-il ici une franche séparation entre la religion et l’État ? Que prévoit la Charte canadienne des droits et libertés à ce sujet ? Croyez-le ou non, au Canada… Dieu est ton droit ! Voici pourquoi il en est ainsi.
L’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés est précédé d’un attendu qui se lit comme suit : « Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit […] ». Vous avez bien lu, « la suprématie de Dieu » est inscrite noir sur blanc en tout premier lieu dans la loi fondamentale du Canada, elle apparaît juste avant « la primauté du droit » [4]. À l’alinéa 2. a) il est précisé que « Chacun a les libertés fondamentales suivantes : liberté de conscience et de religion ». L’article 15. (1) précise que « la loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, […] indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur […] la religion […] ». Considérons aussi que l’article 27 stipule que la Charte doit s’interpréter de manière à préserver et à valoriser le patrimoine multiculturel des canadiens. La suprématie de Dieu mise en relation avec la liberté religieuse, le droit à l’égalité et la promotion du multiculturalisme constituent rien de moins que la porte d’entrée au déisme dans les affaires de l’État au Canada.
Ainsi, il est erroné de postuler que le Canada est un pays laïque et neutre sur le plan religieux. En effet, un petit détour du côté de la Charte [5] et de certains jugements de la Cour suprême du Canada (pensons ici aux décisions relatives au port du turban pour les agents sikhs de la GRC et au port du Kirpan par un élève dans une école d’une commission scolaire au Québec) nous démontre le contraire.
Concluons donc que le chemin à franchir pour faire accéder pleinement le Canada à la modernité laïque est encore bien long. Il en sera ainsi, tant et aussi longtemps que Dieu - et non la laïcité et la séparation de l’Église et de l’État - sera enchâssé dans la Charte. Il en sera de même, tant et aussi longtemps que la majorité des juges n’auront pas pour modèle d’inspiration l’ex-juge de la Cour suprême du Canada : madame Claire L’Heureux-Dubé [6].
[1] Jean-Marie Domenach dans Approches de la modernité (1995) écrit : « L’avènement de la modernité entraîne la fin de la chrétienté. L’Église devra renoncer à gouverner la société politique et surtout la vie morale s’émancipera progressivement de la religion » (Paris, Ellipses, p. 21.)
[2] Le Ier amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique stipule que « Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion […] ». Pour ce qui est de la Constitution française, il est affirmé à l’article 1er que : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. […] ».
[3] Jean-Marc Piotte, Les neuf clés de la modernité, Montréal, Québec/Amérique, 2001, p. 195-212.
[4] Le préambule de la Déclaration canadienne des droits de 1960 était libellé de la manière suivante : « Le Parlement du Canada proclame que la nation canadienne repose sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu, la dignité et la valeur de la personne humaine ainsi que le rôle de la famille dans une société d’hommes libres et d’institutions libres ;
Il proclame en outre que les hommes et les institutions ne demeurent libres que dans la mesure où la liberté s’inspire du respect des valeurs morales et spirituelles et du règne du droit […] ».
[5] L’ancien juge en chef de la Cour suprême du Canada, monsieur Antonio Lamer, acheminait au président du Mouvement laïque québécois, le 3 juillet 1990, une missive dans laquelle il se permettait la mise au point suivante sur le caractère laïque ou non de la Charte canadienne des droits et libertés. Nous citons : « […] vous qualifiez de « laïque » la Constitution Canadienne afin d’appuyer votre critique de la formule d’assermentation actuelle. Avec égards, je vous souligne que le préambule de la Charte Canadienne des Droits et Libertés, qui fait partie intégrante de la Constitution, stipule notamment que « le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu » (souligné dans le texte). Sans vous fournir une interprétation de cette disposition, je crois pouvoir vous affirmer que, à tort ou à raison mais néanmoins de façon certaine, le libellé du préambule de la Charte vient tempérer la nature laïque de celle-ci. »
[6] L’ex-juge de la Cour suprême du Canada, madame Claire L’Heureux-Dubé, a écrit au quotidien Le Devoir ce qui suit : « Le débat sur la question des accommodements raisonnables m’intéresse grandement ». « Je pars des prémisses suivantes : je suis une inconditionnelle de la laïcité des institutions publiques, de la séparation de l’Église et de l’État ainsi que de l’égalité pour tous sans discrimination. Je suis aussi une inconditionnelle de la liberté de la religion. […] Tout accommodement n’est pas en soi raisonnable. Intervient la notion d’égalité très présente dans le débat, une valeur sine qua non de la société québécoise et canadienne, particulièrement lorsqu’il s’agit d’égalité entre hommes et femmes. » « Dans un pays où l’égalité des sexes a été conquise après une lutte acharnée depuis plus d’un siècle, lutte qui a abouti a l’enchâssement de l’article 15 de la Charte, et dans un monde où la Déclaration universelle [des droits de l’homme] en fait la pierre d’assise comme partie intégrante de la dignité humaine, je ne crois pas qu’un droit fondamental puisse être raisonnable s’il n’est pas compatible avec la notion d’égalité. » Claire L’Heureux-Dubé, cité dans Hélène Buzzetti. 2007. « Les affaires du kirpan et de la souccah juive – La Cour suprême s’est trompée ». Le Devoir.com, vendredi 9 novembre 2007.