Analyse du discours
Signe religieux. Une notion à déconstruire
Le signe religieux est un enjeu clivant au Québec. En tant que sémioticien·ne·s, nous souhaitons contribuer à ce débat. L’objectif n’est pas d’interroger la laïcité, ni le droit à l’affirmation et à la revendication de son appartenance religieuse. Ce que nous interrogeons ici, c’est la conception de la laïcité maniée à partir de la notion du « signe religieux qui pose problème ». Plutôt nébuleuse, la récente Loi sur la laïcité de l’État ne propose en effet qu’une vague définition de cette notion.
Le juriste Jean-Marie Woehrling propose de définir la notion de signe religieux du point de vue légal : « On peut définir le signe religieux au sens strict comme un objet ou un comportement (ou une combinaison d’un objet avec un comportement) qui vise à manifester l’adhésion à une conviction de caractère religieux de la personne qui le revendique [1]. » Cette définition semble s’être naturalisée et la « loi 21 » au Québec y fait écho – bien que, dans sa forme actuelle, elle encadre uniquement les objets et non les comportements. Au chapitre II de la loi, nous lisons : « Le port d’un signe religieux est interdit dans l’exercice de leurs fonctions aux personnes énumérées à l’annexe II. »
Aux fins du présent article, nous définissons le signe religieux comme tout objet, notamment un vêtement, un symbole, un bijou, une parure, un accessoire ou un couvre-chef, qui est : 1) soit porté en lien avec une conviction ou une croyance religieuse ; 2) soit raisonnablement considéré comme référant à une appartenance religieuse.
Il serait attendu qu’une loi restrictive soit d’une précision sinon infaillible, au moins irréprochable, dans la formulation et l’utilisation juridique de ses termes. Or, des termes comme « notamment » ou « raisonnablement », tout comme l’intentionnalité qui serait impliquée dans le fait de porter un tel signe, donnent lieu à un certain flottement sémantique.
Le caractère interprétatif du signe
Dans une perspective sémiotique, l’incongruité principale concerne la définition du signe religieux comme un objet. Dans ce contexte, la kippa, le foulard, le crucifix, pour ne parler que d’eux, seraient des objets signifiant judaïsme, islam, christianisme – et plus largement religion. Le récent débat en France sur les « barbes signifiantes », à la suite d’une attaque au couteau dans une préfecture le 3 octobre 2019, s’inscrit dans ce paradigme idéaliste où les signes religieux sont présentés comme si la signification émanait des objets. Or, cette définition nie le processus d’interprétation de tout signe. En effet, les signes ne se présentent pas comme des objets, qui pourraient se porter comme l’entend la loi, mais comme des relations. Celles-ci rattachent, dans un processus d’apprentissage et de co-construction du savoir, des objets tels qu’ils apparaissent, leurs significations et le travail d’interprétation.
Nous devons à Charles Peirce des réflexions stimulantes sur le signe. Il en a proposé de multiples définitions, notamment « un signe est une relation conjointe avec la chose dénotée et avec l’esprit ». Bon nombre des définitions du signe formulées par Peirce sont redevables à ses échanges épistolaires avec Lady Victoria Welby, dont celle-ci : « Je définis le Signe comme n’importe quoi qui est déterminé par autre chose, son Objet, et qui détermine un effet sur une personne, lequel effet je nomme Interprétant, de sorte que ce dernier est déterminé médiatement par le premier [2]. » Une définition pareille nous permet de dépasser des conceptions plus limitées du signe comme celle d’Émile Benveniste qui évoquait des systèmes dans lesquels la signifiance serait « inhérente aux signes eux-mêmes [3] », entendus comme des objets, des « éléments premiers à l’état isolé, indépendamment des liaisons qu’ils peuvent contracter. » L’absence d’interprétation ici semble faire flotter les signes dans un monde abstrait et détaché de tout contexte culturel.
Cas pratiques
Quelles sont les implications d’une définition relationnelle du signe ? Lors du Conseil national de Québec solidaire en début d’année, Gabriel Nadeau-Dubois assurait qu’il valait mieux éviter les débats sur des scénarios imaginaires : « Des femmes qui portent le niqab et qui veulent devenir rectrice de l’UQAM, ça n’existe pas. » Nous ferons plutôt le pari inverse, puisque des lois sont presque insignifiantes si elles ne sont pas pensées pour et à partir de situations incarnées. En voici trois, dont les personnages centraux exercent des fonctions visées par la loi.
S. est greffier au palais de justice de Montréal. Il est fan de Madonna et adepte de tatouage. Inspiré par Madonna, S. s’est fait tatoué des symboles kabbales sur son bras : lamed aleph vav (ל א ו). LAV rappelle la sonorité de love, ce qui plaît bien à S., qui aime aussi le caractère un peu mystérieux, mystique de ces symboles. Or, S. ignore que ces trois lettres épellent également, dans la tradition kabbale, un des 72 noms de Dieu. Une collègue de confession juive aperçoit ce tatouage et lui fait alors remarquer son caractère religieux. Ce tatouage serait-il dans cette optique considéré comme une « parure » religieuse au sens où l’entend la loi 21 ? Comment serait traité le cas de S. en vertu de la présente loi 21 ? À qui incombe la responsabilité de déterminer ce qu’est un signe religieux ? L’individu tatoué ? La pratiquante, dont les habitudes interprétatives lui feraient dire qu’un tatouage est religieux ? Ou le gouvernement ? Dans tous les cas, le signe sera culturellement construit.
G., enseignant dans une école primaire publique à Sherbrooke, s’est récemment marié à l’église. Il porte, même au travail, une alliance en lien avec ses croyances religieuses. On serait en droit d’y voir un outrage à la laïcité. Pourtant, il serait très surprenant que l’administration de l’école exige que G., dans l’exercice de ses fonctions, retire ce bijou. Le bon sens (la chose du monde la mieux partagée, disait René Descartes), construit d’habitudes culturellement admises, tendrait à occulter le caractère religieux de ce bijou qui pourrait pourtant le faire tomber sous le coup de la loi. Ce cas illustre bien le caractère interprétatif du signe, ce qui se confirme si on développe un peu plus l’exemple. Quelques mois plus tard, G. se présente au travail sans son alliance. L’objet n’est plus là, mais il y a toujours un signe : c’est l’absence du bijou qui devient signifiante. En somme, malgré la présence de l’alliance portée intentionnellement en fonction de croyances, il n’y a pas nécessairement d’interprétation religieuse ; à l’inverse, en son absence, rien n’empêche l’interprétation de se déployer. L’objet ne fait pas le signe contrairement à ce que laisse entendre la loi.
Pour pousser la réflexion un peu plus loin, penchons-nous sur un exemple que la loi semble tout particulièrement considérer, compte tenu de l’ordonnancement de ses chapitres (nous y reviendrons). A. est cadre pour Revenu Québec à Saguenay. Deux fonctionnaires portent un foulard : une atteinte d’alopécie (une maladie auto-immune engendrant la perte de cheveux), l’autre par conviction religieuse. Les objets sont factuellement les mêmes, portés de la même façon. Si l’objet fait le signe, comme il est entendu dans la loi, comment l’un serait-il un signe religieux interdit, tandis que l’autre ne le serait pas ? Ignorant tout de la vie privée de ces fonctionnaires, le processus interprétatif d’A. serait marqué par ses habitudes. Roland Barthes, analysant ses propres habitudes interprétatives (à la troisième personne), faisait remarquer que l’interprétation a tendance à suivre la loi du moindre effort : « Très souvent, il part du stéréotype, de l’opinion banale qui est en lui [4]. » Il serait normal qu’A. aussi se serve d’un savoir stéréotypé (partant de la couleur de la peau, le prénom, les origines, par exemple), quand vient le temps pour lui d’interroger ces individus sur leur habillement.
Les préjugés interprétatifs
La signification n’est donc pas une propriété magique, inhérente aux objets. Elle est construite par une mise en relation des capacités de perception, d’action et d’apprentissage qui, sous l’effet d’une rétroaction, se consolident mutuellement. La définition de la signification passe par l’interprétation, mais cette dernière est occultée par la notion de signe religieux tel que l’entend la loi. Récemment, Wendy Wheeler évoquait les « préjugés de l’interprétation [5] » qui structurent, pour le meilleur et pour le pire, la croissance de tous les systèmes de signes. Alors, que faire des préjugés interprétatifs qui sous-tendent la loi 21 ? Tout compte fait, la notion de signe religieux laisse les coudées franches à qui voudra la manipuler. C’est peut-être justement son caractère approximatif qui lui fournit une orientation politique. En effet, en lisant le chapitre II de la loi, où le signe religieux est défini, à l’aune du chapitre III (« Services à visage découvert »), nous trouvons un élément de précision qui vise un type bien particulier d’objets, à savoir toutes les parures qui ornent, couvrent, cachent la tête et le visage. Il semble qu’il n’est même pas besoin de citer nommément les communautés religieuses dont les coutumes vestimentaires sont ici concernées. Le signe religieux devient finalement une notion théorique pour désigner un exemple, le voile musulman. Ou, à l’inverse, le voile s’impose comme le patron général de tous les signes religieux qui portent atteinte à la laïcité. La rapidité avec laquelle un groupe – surtout lorsqu’il est dominant et qu’il se dit laïque – peut désigner les autres et identifier les différences constitutives de cette altérité ne devrait cependant pas faire obstacle à l’effort bien nécessaire pour ce groupe à considérer ses propres traditions.
[1] Jean-Marie Woehrling, « Qu’est-ce qu’un signe religieux ? », Société, droit et religion, vol. 1 nº 2, 2012.
[2] Charles S. Peirce, « Excerpts from Letters to Lady Welby », The Essential Peirce. Selected Philosophical Writings, Bloomington, Indiana University Press, 1998.
[3] Émile Benveniste, « Sémiologie de la langue ». Problèmes de linguistique générale, II, Paris, Gallimard, 1974.
[4] Roland Barthes, Par Roland Barthes, Paris, Seuil, 1975.
[5] Wendy Wheeler, Expecting the Earth. Life, Culture, Biosemiotics, Londres, Lawrence and Wishart, 2016.