La littérature et la vie
BIBI de VLB : Se déprendre de soi-même
Chez Victor-Lévy Beaulieu, tout remonte toujours à très loin. Ainsi ce BIBI (Éditions Trois-Pistoles, 2009) qu’il vient de faire paraître figurait déjà dans le programme de la Véritable Saga des Beauchemin élaboré il y a plus de 25 ans maintenant et qui devait en constituer l’avant-dernier volet. L’auteur a décidément de la suite dans les idées et fait preuve de persévérance, sinon de compulsion, dans sa volonté de les rendre à terme comme l’ont illustré également ses précédents livres sur James Joyce et La grande tribu que BIBI prolonge à sa manière.
Le récit est pris en charge par le héros et narrateur fétiche de l’écrivain, Abel Beauchemin, son double et alter ego, qui emprunte, en la subvertissant, la forme canonique des Mémoires. Contrai-rement aux Mémoires classiques qui reposent sur un pacte de vérité entre l’auteur et ses lecteurs, ceux d’Abel s’inscrivent toutefois dans le registre de la fiction. C’est son autoportrait qui nous est donné à lire, et non celui de VLB, encore que la mémoire du personnage soit aussi, et abondamment, nourrie par celle de l’écrivain, tant la frontière entre l’imaginaire et le réel est poreuse chez cet auteur.
Le roman se déploie sur deux niveaux de temporalité : celui d’abord du présent de la narration dont le cadre est l’Afrique contemporaine, Abel se rendant à un mystérieux rendez-vous à Libreville, au Gabon, où l’a convoqué Judith, le grand amour de sa vie, qu’il n’a pas revue depuis des décennies. Le niveau ensuite du passé, de l’époque où il faisait son apprentissage littéraire à travers notamment sa liaison passionnelle avec la fille aux « grands yeux violets » qui allait le marquer pour toujours. Le récit glisse d’un registre à l’autre insensiblement tout en abordant les principales dimensions qui l’encadrent et le structurent : l’amour, l’écriture et la politique par laquelle le héros passe du moi égotiste dont il faut se déprendre au monde représenté dans ses grandeurs et ses misères.
Un apprentissage littéraire et amoureux
Le roman d’amour rappelle et actualise la passion éprouvée par Abel pour Judith au moment où il fait son apprentissage amoureux et littéraire. Beaulieu reprend ici pour l’essentiel la trame et le texte même d’un précédent roman, La jument de la nuit (Alain Stanké, 1995), en lui faisant subir des variations, des ajouts et des suppressions qui n’en modifient pas pour autant l’argument central. L’amour est éprouvé comme passion extrême, consumée dans le feu du désir et dans le refus des règles et des interdits. Il se déroule dans la fameuse « chapelle des abîmes » imaginée par Julien Gracq, quelque peu détournée par le narrateur, et il s’incarne sous la forme excessive et sacrilège de la sodomie évoquée comme ultime régression. Judith, qui agit comme initiatrice – amoureuse et littéraire – d’Abel lui enseigne ainsi que l’imaginaire ne connaît pas de limites, pas davantage que l’amour lorsque vécu jusqu’à la folie. C’est cette « louve lubrique », sous laquelle se cache une « petite fille naufragée », qui a ensorcelé pour toujours Abel avec ses « grands yeux violets » et qui le relance alors qu’il est devenu un « écrivain vieillissant », solitaire et chaste, en lui donnant un mystérieux rendez-vous à l’autre bout du monde.
Cette liaison torrentielle et tumultueuse qui ne durera pas, dont la dislocation est au cœur de Don Quichotte de la démanche (Éditions de l’aurore, 1974), s’inscrit dans le cadre d’un apprentissage littéraire au cours duquel Abel passe d’une conception naturaliste et sociographique du roman à sa pratique comme « art du surgissement », irruption et révélation du « surréel », exploration de tous les possibles grâce à la toute puissance d’un imaginaire libéré. Et ce, à travers la lecture et l’incorporation dans sa propre écriture des enseignements d’Artaud, de Kafka, de Gracq, entre autres, introjectés dans son propre tissu narratif, écrivains auxquels le lie une communauté de destin : la poliomyélite d’Abel renvoie en effet à la tuberculose de Kafka et sa démesure mégalomane à la folie d’Artaud.
Cette conception hypertrophiée, survalorisante, de l’écriture et de ses pouvoirs est toutefois mise en perspective, relativisée dans BIBI, à la lumière d’une part de la relation amoureuse d’Abel avec Calixte Bélaya, institutrice et libraire camerounaise inspirée par la figure de l’écrivaine africaine célèbre qui porte le même nom, et d’autre part du contexte de la post-colonisation qui sert de toile de fond au récit contemporain. Calixte Bélaya représente l’envers de Judith, son visage est éclairé par de « grands yeux noirs », dépourvus de l’éclat flamboyant des « grands yeux violets » qui avaient tétanisé naguère Abel, mais qui ont cependant le mérite d’exprimer la compassion plutôt que le vide désespéré qui habitait le regard de Judith. Abel, du coup, qui n’avait jamais pu oublier celle-ci, incapable d’entrer en relation amoureuse avec les femmes qu’il devait connaître par la suite, s’éprend de Calixte Bélaya jusqu’à un certain point (celui que lui permet son égoïsme d’écrivain) et finit par se détacher de sa fascination pour Judith. Cette dernière perd incidemment ses fameux « grands yeux violets » qui sont remplacés, à la toute fin du roman, par de « profonds trous noirs » qui ne signalent plus rien, sinon la venue imminente de la mort.
Le choc africain
En somme, dans le cadre de son rendez-vous africain, Abel a effectué un nouvel apprentissage. Venu pour retrouver Judith, il a fait la rencontre du tiers-monde à l’heure du post-colonialisme dominateur et triomphant. Les anciens colonisateurs européens sont rentrés chez eux, mais leurs agents demeurent toujours en place sous la forme, entre autres, des rois nègres tyranniques qui poursuivent leurs entreprises au détriment de leurs propres communautés. Abel évoque directement et crûment la grande misère africaine qu’essaient de soulager une Calixte Bélaya en recueillant des enfants orphelins ou, à sa manière, un Abé Abebé, ancien étudiant noir connu par Abel au cours de son séjour à Paris comme écrivain boursier durant les années 1960 et qui est devenu militant révolutionnaire puis chef militaire essayant de sauver les populations chassées de la vallée de l’Omo, en Éthiopie, berceau de la civilisation humaine hautement menacé aujourd’hui.
C’est dans le cadre de cette expérience africaine, éclairée dans sa profondeur historique par la lecture des ouvrages des explorateurs Paul du Chaillu et Christian Bader, cités abondamment au fil du récit, qu’intervient la réflexion sur la question nationale récurrente dans l’oeuvre de VLB. Le Québec y figure comme une petite société privilégiée bien qu’aliénée, flottant dans l’ambivalence et l’indécision, se laissant porter sur le fleuve tranquille d’une Histoire trop lisse pour inspirer la révolte dont seuls quelques êtres d’exception, comme un Pierre Bourgault dont le récit offre un portrait chaleureux, ou un Michel Chartrand, à qui il est dédicacé, sont impétueusement habités. Contre cette résignation douce d’une société « qui a du mou de veau en guise de mémoire », la littérature elle-même ne peut pas grand chose, constatera Abel avec une pointe d’amertume qui n’annule pas cependant la grande découverte du continent africain et la transformation radicale qu’elle a déclenchée chez lui en faisant battre son cœur au rythme du monde.
Cette dimension internationaliste n’est pas nouvelle chez un écrivain qui, sur le plan littéraire, s’est toujours situé sur ce terrain-là, n’hésitant pas à rivaliser avec les plus grands et entendant même les dépasser en les incorporant à sa manière, parfois cannibalesque. On la retrouve ici dans un roman empruntant la forme d’une exploration mémorielle de soi qui se révèle finalement une expression convaincante d’un moi profondément immergé dans le monde et ses contradictions, capable donc de se « déprendre de soi-même » pour mieux rejoindre l’autre quel qu’il soit.