Le Québec en quête de laïcité
Le pari de la laïcité ouverte
Dans une société pluriconfessionnelle comme le Québec, autant la justice que la bonne entente sociale dépendent de ce qu’il y ait une séparation entre les institutions publiques et les convictions religieuses des citoyens (j’inclus parmi les convictions religieuses celles d’athées qui sont convaincus de la non-existence de Dieu). La justice en dépend, car des institutions publiques dont le fonctionnement refléterait les valeurs et les croyances religieuses d’un groupe, par exemple de la majorité, seraient forcément amenées à traiter les citoyens n’appartenant pas à ce groupe comme moins égaux. L’égalité entre citoyens étant, dans une société démocratique, une condition sine qua non de la justice des institutions publiques, la séparation des cultes et de l’État est un ingrédient non négociable de la justice sociale.
Cette séparation est également une condition de l’amitié civique. Mettant de côté les questions abstraites de justice, on peut rapidement comprendre que des citoyens qui, par toutes sortes de messages officiels émanant de l’État, se feraient dire que les institutions publiques appartiennent en réalité à d’autres ne ressentent pas la confiance nécessaire pour s’intégrer sereinement à une société perçue comme hostile. Si on me permet l’analogie sportive, ce serait comme avoir à jouer toutes les parties sur la patinoire de l’adversaire !
Le choix de la laïcité ouverte
La laïcité, qui désigne l’ensemble des aménagements institutionnels par lesquels nous consacrons la séparation des institutions de l’État des différents cultes, est donc une nécessité pour une société comme la nôtre. Le Québec a, ces dernières années, accompli des pas très importants dans la direction d’une pleine laïcité. Les commissions scolaires et les écoles publiques confessionnelles étaient jusqu’à tout récemment les indications les plus éloquentes que nous vivions encore dans une société qui n’était pas encore complètement laïque. Leur élimination a été de ce point de vue un gain social important.
Oui, mais de quelle laïcité s’agit-il, au juste ?
Le Québec, par une série de décisions sociales et politiques, a opté pour quelque chose que l’on s’est mis à désigner par le terme « laïcité ouverte ». La laïcité ouverte se distingue d’une « laïcité rigide » par le fait que, même si elle insiste sur l’importance que nos institutions fonctionnent de manière impeccablement neutre, c’est-à-dire qu’elles n’incarnent pas les valeurs, les rites et les croyances d’un groupe religieux particulier, elle reconnaît que les individus qui se servent des institutions publiques et qui y travaillent ne sont pas, eux, laïcs. Bref, la laïcité ouverte reconnaît le fait que la laïcité est une caractéristique des institutions, et non pas de la société.
Deux exemples
Au Québec, depuis quelques années, l’ouverture de notre laïcité peut se mesurer par deux pratiques qui, même si elles sont contestées dans certains secteurs de la société, remportent néanmoins l’adhésion de la plupart des citoyens.
Premièrement, nous avons remplacé dans nos écoles un cours d’éthique et de religion qui était confessionnel par un cours qui tente de faire en sorte que tous les enfants du Québec aient des connaissances sur toutes les religions qui les entourent, autant dans leur société qu’au delà. L’idée qui sous-tend le cours est que les sociétés modernes sont composées de gens dont les convictions religieuses ont une influence sur leurs actions et leurs interactions, et qu’une compréhension minimale de ces sociétés exige donc de comprendre minimalement la religion. Exclure entièrement la religion de l’école représenterait une dangereuse stratégie de l’autruche. Nos enfants, par une telle stratégie, ne posséderaient tout simplement pas les outils nécessaires pour comprendre le monde dans lequel ils vivront en tant qu’adultes.
Une deuxième décision a trait au mode vestimentaire de ceux qui fréquentent les institutions publiques, et même de ceux qui y travaillent. Alors qu’une laïcité plus rigide interdirait aux élèves de nos écoles et aux fonctionnaires de nos institutions publiques de se vêtir d’une manière qui témoigne de leur appartenance religieuse, une laïcité ouverte reconnaît que les individus ont des identités diverses qu’il serait abusif de leur demander d’abandonner comme condition de leur participation aux institutions publiques. Cela brimerait leur liberté religieuse, mais également leur liberté individuelle. Le droit d’exprimer sa personnalité à travers son mode vestimentaire, dans les limites de la « bienséance », importe non seulement aux individus dont les convictions religieuses leur imposent une manière de s’habiller, mais également aux punks, aux gothics, aux dandys, bref à tous ceux dont l’identité s’exprime en partie par leur manière de se présenter en public ?
Mais de telles restrictions risqueraient également d’être contre-productives. Ce que nous voulons, c’est que les individus participent aux institutions publiques, par exemple aux écoles publiques, afin qu’ils y vivent le grand brassage identitaire qui est ultimement le meilleur garant d’une intégration sociale durable. Si une laïcité rigide avait pour effet de les refouler dans des ghettos ethno-religieux (par exemple dans un réseau d’écoles privées confessionnelles), il y aurait là une ironie tragique.
La laïcité ouverte fait donc le pari que la manière dont se comporteront les individus au sein des institutions publiques ne sera pas automatiquement déterminée par la manière de s’habiller. Elle invite tous les citoyens à participer à ses institutions tels qu’ils sont, et elle accorde plus d’importance au mode de fonctionnement des institutions qu’à l’apparence de ceux qui s’y trouvent.
La laïcité ouverte correspond à la voie privilégiée par une série de documents officiels québécois, allant du Rapport Proulx en 1999 au rapport de la Commission Bouchard-Taylor en 2008, et par une série de mesures adoptées par le gouvernement québécois, notamment dans le domaine de l’éducation.
Contre une laïcité « républicaine »
Mais qu’en est-il de la laïcité plus rigide, parfois qualifiée de laïcité « républicaine » ou « à la française » ? Aurions-nous été mieux servis si nous avions adopté une telle conception ? Je suis convaincu que non.
Premièrement, sur le plan strictement philosophique, cette vision de la laïcité repose sur une confusion, celle qui consiste à penser que si nos institutions doivent être neutres sur le plan religieux, les individus doivent également l’être. Or, la raison d’être des régimes de laïcité est justement qu’ils ne le sont pas !
Deuxièmement, un régime de laïcité rigide donne lieu à des problèmes pratiques qui résultent de cette confusion philosophique. S’il s’agit d’une erreur que d’attribuer la laïcité aux individus, elle s’applique au premier chef aux membres de la majorité. Quiconque a déjà séjourné en France sait à quel point, malgré la laïcité républicaine qui y prévaut en théorie, les valeurs, traditions et rites de la majorité transparaissent partout, y compris dans le fonctionnement des institutions publiques. Le calendrier de jours fériés est notamment traversé de part en part : on y célèbre des fêtes chrétiennes dont nous avons complètement oublié l’existence au Québec, tels la Pentecôte, l’Ascension et j’en passe !
Y a-t-il là hypocrisie de la part de nos cousins français ? Je ne le pense pas. Ils ne se rendent simplement pas compte qu’il est difficile de faire en sorte que la culture religieuse majoritaire soit neutralisée, et dans la mesure où ils ont été élevés en son sein, ils ne réalisent pas à quel point elle est omniprésente. Ce sont en effet les symboles religieux des autres qui nous frappent le plus. Pour un chrétien, une croix ne jaillira tout simplement pas autant du paysage qu’une kippa ou qu’un voile. Lorsqu’on fait partie de la majorité, l’insistance de laïcité s’appliquera donc forcément davantage aux autres qu’à soi-même. Sous le couvert de la laïcité rigide, c’est en fait le règne tacite des valeurs majoritaires qui est consacré.
Le pari québécois
La laïcité ouverte ne commet pas l’erreur philosophique qui consiste à confondre individu et institution. Elle est donc moins encline à engendrer le genre de problème pratique dont cette confusion est la source dans des pays, comme la France, qui ont en théorie opté pour la laïcité rigide. La laïcité ouverte prend pour acquis que nous sommes tous, membres de la majorité comme membres de la minorité, dévots et athées, marqués par nos valeurs et nos convictions. Elle établit un rempart entre individu et institution non pas pour tenter de gommer les identités des individus, pour faire comme si elles n’existaient pas, mais plutôt pour nous protéger contre la tendance que nous reconnaissons en nous-mêmes de vouloir rendre nos propres valeurs hégémoniques.
Voilà le pari qu’a fait le Québec. Je pense que l’avenir révélera que c’était le pari gagnant.