Économie
Aucune refonte en profondeur du capitalisme
Après en avoir fait les constats, il semble qu’on ait tiré les leçons de la crise financière et économique mondiale actuelle. S’achemine-t-on, tel que l’ont laissé entendre certains dirigeants du G8, vers une refonte en profondeur de l’économie capitaliste ? Loin de là...
L’emballement du capital
La crise financière de 2007-2008 représente pour plusieurs un point tournant dans l’histoire du capitalisme. Rappelons que cette crise a provoqué la crise économique mondiale qui a suivi. Cette double crise représente une belle illustration de l’emballement du capitalisme néolibéral et de sa fuite en avant pour ne pas voir les conséquences écologiques [1] touchant l’humain et l’ensemble de la vie sur Terre que ce système de domination engendre. On y a vu notamment les effets dévastateurs de la logique des déréglementations, entre autres dans les milieux de la haute finance, mais pas uniquement cela. Ces déréglementations débridées, au service de la libéralisation et des privatisations, ne font que nourrir l’appât du gain, à travers les concepts de compétitivité et de maximisation des profits. Comment cela joue-t-il et quels en sont les effets ?
Une envie gonflée à bloc
Dans le cadre du capitalisme néolibéral, l’obsession de la compétition nourrit la rivalité, le désir de se comparer à autrui et « à exhiber une prospérité supérieure à celle de ses pairs [2] » pour s’en distinguer. Le moyen d’y parvenir consiste à se procurer des biens de consommation et, pour ce faire, à s’enrichir et à monter dans l’échelle sociale. Il s’agit d’une course à la distinction qui oblige à produire bien plus que ce dont l’être humain a véritablement besoin pour combler ce que les économistes appellent les « fins utiles », c’est-à-dire le nécessaire pour vivre dignement. Cette dynamique particulière est celle de l’envie, une envie gonflée à bloc qui ne peut être rassasiée. Il s’agit d’une roue sans fin qui pousse toujours à en vouloir davantage, à n’être jamais satisfait de ce qu’on a et à désirer sans cesse monter plus haut dans l’échelle sociale. Il y a toujours quelqu’un au-dessus de nous, ce qui contribue à attiser l’envie et à chercher à se distinguer à tout prix des autres, les rivaux. Je suis quelqu’un dans la mesure où j’ai plus à afficher que les autres.
Cette dynamique engendre deux effets particulièrement pervers : 1) le recul et la perte de vue de toute éthique ; 2) la légitimation du chacun-pour-soi (ce qui est bon, c’est ce qui l’est pour moi, peu importent les conséquences concrètes pour les personnes, la collectivité et l’écologie planétaire ; cette logique conduit à bafouer le droit des autres de vivre dignement et d’avoir le nécessaire pour subvenir à leurs besoins) et même jusqu’à la malhonnêteté (pourvu que cela n’aboutisse pas sur la place publique).
Sauver le système
Devant les dérives et les scandales qu’a connus et que continue de connaître le monde de la finance et la crise économique ainsi provoquée, les dirigeants des pays riches (G20) laissent croire qu’ils sont décidés à redresser la situation en proposant des solutions énergiques pour limiter les abus et les dérapages provoqués par l’obsession du gain rapide. Dans cette perspective, on nous assure qu’il s’agit, entre autres, de reconfigurer le capitalisme dans le but de lui conférer un « visage plus humain ». Qu’en est-il dans les faits ? La brève chronologie [3] des événements qui va suivre permettra de mieux comprendre la situation.
D’abord, précisons que la crise financière ne date pas d’aujourd’hui. En 2000 nous assistons à la chute, à Wall Street, de la « nouvelle économie » (secteurs de l’informatique et des télécommunications). En 2001, c’est la crise de la dette en Argentine, c’est la catastrophe et en décembre, suivent le scandale et la faillite d’Enron à la suite de fraudes comptables. En 2002, c’est au tour du géant des télécommunications WorldCom d’être pris la main dans le sac. Il s’agit de la plus importante banqueroute frauduleuse de l’histoire.
2007 s’avère une année charnière de la crise financière, marquée par le début de la crise des subprimes (crédits immobiliers à risque) avec la banque HSBC. Au cours de cette année, nous assisterons à la faillite de New Century ; à l’effondrement du marché des subprimes ; à des difficultés majeures chez plusieurs grandes firmes et banques : Merrill Lynch, Citigroup, Bear Stearns. Nous assisterons également à des investissements massifs de la réserve fédérale états-unienne (24 milliards de dollars), de la Banque Centrale Européenne (95 milliards d’Euros) et du gouvernement britannique (75 milliards d’Euros) pour sauver les banques. La dégringolade se poursuit en 2008 avec l’effondrement, en début d’année, des Bourses mondiales. Georges W. Bush signe le plan de relance de l’économie des États-Unis en prévoyant des allègements fiscaux de 150 milliards $ pour les particuliers et les entreprises et le Congrès vote un plan de 300 milliards $ pour sauver le secteur immobilier. Par ailleurs, de septembre à novembre, nous assistons à une série de nationalisations, de faillites parfois spectaculaires, de plans de relance, d’injections massives de dollars pour « sauver » le secteur financier et l’économie mondiale et à des chutes records des places boursières. La folie des rendements à tout prix n’a pas épargné le gouvernement du Québec qui a incité la Caisse de dépôts et de placement à prendre des risques majeurs dans l’achat de papiers commerciaux adossés à des actifs. Combinées à la chute du dollars canadien, les pertes se sont élevées à 39,8 milliards $ pour 2008.
Le 23 octobre, Alan Greenspan [4] déclare s’être « trompé sur le plan idéologique » en affirmant que les marchés étaient capables de s’autoréguler et qu’il fallait, par conséquent, déréglementer ce secteur d’activité. Cette croyance a en effet conduit au pire désastre financier de l’histoire.
Constatations
Ce survol chronologique permet de constater plusieurs choses :
1. l’appât du gain et les fraudes, c’est-à-dire la dynamique de l’envie, ont joué un rôle prédominant dans l’effondrement des marchés financiers, entraînant la faillite de milliers de « petits » propriétaires et la perte de centaines de milliers d’emplois ;
2. les solutions proposées et les fonds injectés visent essentiellement à redresser le secteur de la finance et à relancer l’économie sans remettre en question les fondements du système capitaliste, particulièrement dans sa version néolibérale ;
3. les propositions de réglementer davantage les marchés financiers ne visent qu’à sauver les apparences et, plus fondamentalement, à éviter l’effondrement du capitalisme en socialisant les pertes ;
4. en aucun temps on n’envisage l’échec du capitalisme, on ne propose que
des solutions de surface ;
5. ceux et celles qui tirent profit du système n’ont pas intérêt à ce que les choses changent en profondeur de peur de perdre leurs avantages ;
6. la fuite en avant du système se poursuit sans égards aux conséquences concrètes qu’il produit.
D’autres voix, une autre voie…
Dans la foulée des constats que nous venons de faire, il apparaît assez clairement que nous ne nous dirigeons pas vers un remodelage significatif, et donc en profondeur, de l’économie capitaliste. Dans la perspective d’une visée pour un monde différent où la justice sociale, l’équité et le respect de l’écologie planétaire sont pris au sérieux, il est évident qu’il ne faut pas attendre des dirigeants, des financiers ni du monde des affaires des changements substantiels et critiques qui remettent en question les rouages et l’idéologie du capitalisme dans sa version néolibérale. Au mieux, on pourrait parler d’un néolibéralisme keynésien (avec plus de réglementation pour réguler les marchés financiers et boursiers et des mesures de soutien à l’investissement privé). Il s’agit, dans cette optique, de sauver les entreprises privées, ce qui aurait pour effet de maintenir ou d’augmenter le nombre d’emplois en relançant, espère-t-on, les investissements (permettant de préserver le pouvoir d’achat des individus et des familles). Cette stratégie a principalement pour but de redonner confiance à l’entreprise privée, aux marchés financiers et aux « consommateurs », et cela, au prix de déficits accrus et de mesures qui impliquent la remise en question et le rétrécissement des réglementations et des programmes sociaux garants d’une certaine redistribution de la richesse, de l’avancement des droits humains et de la protection des milieux de vie.
Le néolibéralisme keynésien représenterait, par conséquent, une deuxième étape dans l’histoire du capitalisme néolibéral, c’est-à-dire une sorte de mélange de la troisième et de la deuxième phases du capitalisme, une sorte d’hybride aussi improbable que désespéré. Pourquoi improbable ? Le néolibéralisme nous dit que le marché est autorégulateur alors que Keynes ne croyait pas aux supposées vertus autorégulatrices du marché. Contrairement au néolibéralisme qui prône la déréglementation du marché, Keynes affirmait la nécessité de le réglementer. Dans cette perspective, nous pouvons nous attendre à une nouvelle vague de réglementation des marchés financiers relativement superficielle, nous laissant croire qu’on s’occupe véritablement du problème. Mais il est important de ne pas se laisser leurrer par les véritables intentions des décideurs et possédants qui bénéficient grandement de l’état actuel des choses. Il faudra plutôt parler d’un néolibéralisme d’apparence keynésienne. Dans les faits, il s’agit plutôt d’une instrumentalisation du keynésianisme aux fins du capitalisme néolibéral.
Par ailleurs, nous pourrions affirmer que le capitalisme n’a peut-être jamais véritablement été menacé. Les multiples crises du capitalisme, et la dernière en ligne ne fait pas exception, ont permis une concentration toujours plus grande des pouvoirs de la haute finance. Dans ces périodes troubles, nous assistons à des acquisitions « bon marché », poursuivant ainsi la création et le renforcement d’oligopoles qui contrôlent des secteurs entiers de l’économie mondiale.
Dans cette perspective, les transformations en profondeur du système économique ne proviendront que des luttes des gens de la base. Il est donc essentiel de continuer le travail de conscientisation, les mobilisations et les luttes pour ne pas relâcher les pressions sur la classe politique afin de construire, pas à pas, un autre monde possible.
[1] Ici, il est important de comprendre le terme écologie dans un sens large qui intègre l’humanité. Dans cette perspective, toute destruction écologique comporte des conséquences désastreuses pour les humains et toutes les atteintes à la dignité humaine impliquent des retombées écologiques néfastes. Tout est interdépendant et fait boucle.
[2] Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Paris, Seuil, 2007, p. 80.
[3] Les éléments chronologiques ici présentés à grands traits proviennent de : Akram Belkaïd, « Malaise à Wall Street et à la City », dans Manière de voir, Le krach du libéralisme, no. 102, déc. 2008/janv. 2009, p. 77 et 80.
[4] Économiste de formation, Greenspan a été le président de la Réserve fédérale, la banque centrale des États-Unis, de 1987 à 2006. Il fut le maître d’œuvre de la politique monétaire états-unienne durant cette période. Son idéologie économique reposait essentiellement sur les préceptes du néolibéralisme, prônant la liberté du marché pour en favoriser le fonctionnement autorégulateur optimal (Wikipédia).