Dossier : Justice pour toutes !
Entrevue avec Suzy Basile
Femmes autochtones et justice environnementale
Suzy Basile est professeure à l’École d’études autochtones de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Elle a consacré sa thèse à l’identification du rôle des femmes atikamekw, leur place dans la gouvernance locale, leurs perceptions de l’état du territoire et leurs préoccupations par rapport aux connaissances qui s’y rattachent. Cette recherche a mis en lumière l’importance d’assurer une place aux femmes dans les mécanismes de prise de décision afin que leurs savoirs contribuent au maintien et au renforcement du lien profond entre la nation atikamekw et le territoire.
Propos recueillis par Camille Robert.
À bâbord ! : Tout d’abord, est-ce que vous pourriez nous expliquer pourquoi vous vous êtes intéressée à ce sujet en particulier ?
Suzy Basile : J’ai travaillé longtemps dans ce milieu. Dans une ancienne vie, j’ai été à la direction de l’Institut du développement durable des Premières Nations du Québec et du Labrador. C’est là où j’ai vraiment pris le pouls des enjeux environnementaux chez l’ensemble des Premiers Peuples au Québec. Je participais et j’organisais plusieurs réunions, colloques, formations, consultations... et je constatais qu’il y avait toujours très peu de femmes. J’ai également cumulé plusieurs engagements avec l’association Femmes autochtones du Québec : j’ai été vice-présidente et représentante des femmes en milieu urbain, j’ai participé avec elles à différents projets et campagnes qu’elles ont mises en place. À la suite de ces expériences, je savais que les femmes autochtones avaient beaucoup à dire sur les sujets environnementaux et que, malheureusement, on les entendait très peu. En tout cas, pas assez, à mon avis.
ÀB ! : Les femmes autochtones ont été écartées des sphères de décision à travers la colonisation. Quelles en ont été les conséquences ?
S. B. : D’abord, on a tenté de les effacer de toutes les sphères où elles pouvaient avoir un contrôle ou un rôle prédominant à jouer. Ça a été l’un des buts avoués tant des politiques coloniales que de l’Église, à l’époque. On a voulu reléguer les femmes dans la sphère domestique pour mettre l’ensemble du pouvoir entre les mains des hommes. C’était une politique bien pensée pour ça : on voulait s’assurer que les femmes qui dérangeaient l’establishment religieux et colonial soient mises à l’écart pour ne pas jouer le rôle qu’elles jouaient avant, c’est-à-dire une participation aux prises de décisions et à tous les aspects de la vie quotidienne.
L’un des exemples concrets est qu’elles n’avaient pas, jusqu’en 1951, le droit de participer aux assemblées publiques de leur communauté, de se présenter aux élections et encore moins de voter. Pour nous, 1951, c’est encore très récent, ça fait seulement deux générations. Ça a encore des conséquences importantes chez les femmes autochtones qui ont pu s’impliquer très progressivement en politique. Quelques-unes sont devenues conseillères, d’autres sont devenues cheffes. Aujourd’hui, on parle d’environ une personne sur six, parmi les leaders, qui est une femme. Il y a encore du chemin à faire.
Avec la Loi sur les Indiens, toute femme autochtone qui mariait une personne non autochtone se voyait exclue de sa communauté, ainsi que ses enfants. On faisait exactement l’inverse avec les femmes non autochtones qui mariaient des Autochtones, donc on a voulu vider les communautés de leurs femmes pour les remplacer par des femmes blanches. Considérant que la langue, que la culture et tout le reste passaient par elles, il y a eu une tentative de « blanchisation » et une assimilation par l’arrivée de femmes blanches en nombre important. Ça n’a pas fonctionné, mais ça a quand même eu des incidences assez importantes. Les femmes et leurs enfants ont retrouvé leur statut après 1985 quand la loi a été changée, mais ça ne s’est pas fait du jour au lendemain. Il y en a encore qui rencontrent des obstacles pour revenir dans leur communauté. Physiquement, tu peux y retourner, mais pour avoir un travail, pour avoir un logement puis t’y installer, c’est une tout autre chose. Donc ça a encore des conséquences très réelles aujourd’hui.
ÀB ! : Comment se manifestent les conflits entre le « droit des entreprises » (minières, forestières, etc.) et le rapport au territoire des communautés autochtones ?
S. B. : Peu d’industries comprennent ce qu’est le lien privilégié entre les peuples autochtones et leurs territoires respectifs. Clairement, on n’a pas le même lien. Pour certains, ça peut être une source de revenu et de richesse potentielle, tandis que pour d’autres, c’est un milieu de vie d’où ils tirent leurs origines, et non quelque chose à exploiter à tout prix. Je ne dis pas que les Autochtones ne participent pas à l’exploitation des ressources naturelles, mais dans la vision et dans la manière de voir et de traiter son environnement, c’est un tout autre rapport que ce que les industries peuvent proposer. Plus largement, à travers le monde, on peut observer qu’il existe cette même tendance à la contamination et à la destruction des territoires traditionnels autochtones, c’est un dénominateur commun.
Les conséquences de tout ça sont assez graves. On parle de perte d’accès au territoire et aux ressources... et pas uniquement aux ressources comme le bois ou les minéraux, mais aux plantes médicinales, à la faune, aux milieux de vie et de ressourcement. L’univers des plantes médicinales et de leurs traitements est principalement lié aux femmes. Selon leurs témoignages, il y a déjà quelques bonnes mesures pour conserver certaines plantes, mais les sources d’eau potable sur les territoires sont maintenant contaminées. On ne peut pas faire de médecine avec une eau qui est contaminée. Il faut toujours rester vigilants pour tenir compte de l’ensemble des ressources.
ÀB ! : Quelle a été la place des femmes atikamekw dans les prises de décisions et dans l’organisation de la communauté face à ces tensions entre entreprises et environnement ?
S. B. : C’est un des constats de ma recherche. Les femmes atikamekw n’ont pratiquement jamais été impliquées ou consultées dans ces décisions. Quelques-unes sont en politique aujourd’hui, mais est-ce qu’on prend la peine de mettre en place un système de consultation spécifique pour les femmes et leurs enjeux ? Je ne l’ai pas encore vu. C’est d’ailleurs l’une des revendications de ma thèse. Je sais que les femmes atikamekw sont en train de prendre ces résultats et de se les approprier pour mieux défendre leurs propres revendications à elles et avoir une meilleure place dans ces instances décisionnelles.
ÀB ! : Comment penser des liens entre territoire, communautés autochtones et justice, comprise dans son sens large ? Quelles sont les pistes que vous proposez concernant la question des femmes autochtones et la gouvernance ?
S. B. : D’abord, écouter les peuples autochtones quand ils vous parlent... et ne pas attendre qu’il y ait des blocages, qui sont des solutions de dernier recours. Quand on en vient à ces mobilisations, c’est qu’on est venus à bout de tous les autres moyens. Il ne faut pas non plus généraliser les dossiers ou les enjeux à l’ensemble des peuples autochtones. Ce que vivent les Inuits est complètement différent de ce que vivent les Atikamekw, de ce que vivent les Mohawks… Je constate souvent cette tendance à dire que c’est pareil partout. Non seulement c’est une voix de plus à entendre, mais il y a plusieurs voix là-dedans. Je porte une attention plus particulière à celles des femmes parce que je m’y intéresse, mais si tout le monde pouvait faire pareil, ça apporterait des changements importants.
En matière de justice, il faut rechercher une équité et une prise en considération de tous les genres. Dans les recherches qui ont été faites dans le passé, on n’interrogeait que les hommes et on affirmait ensuite que c’était comme ça pour tel peuple. Il faut donc prendre la peine de mener des consultations spécifiques avec les femmes non pas pour les traiter à part, mais pour ne pas les oublier et les traiter comme on traiterait un groupe d’hommes sur des questions aussi cruciales que le développement territorial par exemple. Je ne pense pas qu’on puisse parler de gouvernance sans franchir cette étape préalable : écoutez-les et vous verrez !