Dossier : Justice pour toutes !
Pension alimentaire et politiques sociales. Quels impacts sur les droits des femmes ?
Du fait des inégalités de revenus entre hommes et femmes et de la fréquence à laquelle est accordée aux mères la garde des enfants, les femmes représentent la grande majorité des parents recevant les pensions alimentaires. Dès lors, qu’elle a été la part des revendications des organismes féministes dans l’élaboration de ces dispositifs ? Quel bilan tirer de leur mise en œuvre, et de leur articulation avec les politiques sociales, sur la situation économique des femmes séparées ou divorcées ?
Perception, défiscalisation, fixation : les trois principes sur lesquels repose le système québécois de pension alimentaire pour enfants sont entrés en vigueur il y a un peu de plus de 20 ans, entre 1995 et 1997. Sauf exemption, la pension est prélevée par les services fiscaux au parent qui en est reconnu redevable. Toutefois, celui-ci ne peut la déduire de ses revenus aux fins de l’impôt (et le parent qui la reçoit ne l’inclut pas dans ses propres revenus). Enfin, des règles provinciales ou fédérales précises s’appliquent pour calculer son montant.
Mobilisés contre la pauvreté des familles monoparentales, les groupes de femmes ont eu un rôle majeur dans la mise à l’agenda de la perception des pensions, comme l’a montré l’ouvrage d’Anne Revillard (La cause des femmes dans l’État, 2016).
Des objectifs hétéroclites
Dès 1980, 31 groupes ont formé un Front commun pour un véritable service de perception des pensions. Cette revendication s’inscrivait dans leur promotion de l’autonomie économique des femmes, également présente dans l’instauration de la prestation compensatoire (1980) et du patrimoine familial (1989). Deux ans plus tôt, le Conseil du statut de la femme avait publié son premier rapport majeur (Pour les Québécoises : égalité et indépendance, 1978), dans lequel on retrouvait déjà cette proposition. En 1995, c’est le Secrétariat à la condition féminine qui prépare le projet de loi instituant cette perception. À l’Assemblée nationale, il est promu par des députées ayant exercé des responsabilités au sein de groupes de femmes, tandis que 15000 personnes rejoignent la Marche du pain et des roses contre la pauvreté, qui a fait de la perception des pensions alimentaires une de ses revendications et qui arrive à Québec quelques jours avant l’adoption du projet.
En somme, il a fallu plus de 15 ans pour que le gouvernement reprenne ces demandes à son compte, au nom d’arguments en partie différents de ceux des groupes. D’abord, la compétition entre partis politiques sur la scène provinciale et la concurrence entre les deux paliers de gouvernement, sur fond d’échec de l’accord du lac Meech (1990) et de préparation du second référendum (1995), ont beaucoup compté. Ensuite, l’action du ministère de la Sécurité du revenu a fortement pesé dans la balance, alors qu’il entendait améliorer le recouvrement des pensions pour réduire les sommes versées au titre de « l’aide sociale ». À l’époque, de nombreuses familles monoparentales en étaient en effet bénéficiaires. De fait, le modèle de fixation des pensions n’a pas été élaboré par les groupes de femmes, mais par ce ministère, et par celui de la Justice, qui y voyait un moyen de développer la médiation familiale.
Groupes de femmes et gouvernements se sont également alliés pour défiscaliser les pensions – toujours pour des motifs distincts. Les premiers cherchaient à augmenter les revenus des femmes, tandis que les gouvernements provincial et fédéral, pourtant autorisés par la Cour suprême à maintenir la fiscalisation (Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S), y ont mis fin pour accroître leurs propres revenus. Les débiteurs de pension alimentaire (jusque-là exonérés) ayant en moyenne des revenus plus élevés que les créanciers (jusque-là imposés), cette mesure a augmenté leurs recettes fiscales.
Promouvant une justice de genre privé, le système québécois de pension alimentaire est ainsi né du compromis entre deux objectifs distincts : celui de l’émancipation des femmes et celui de la préservation des finances publiques. Quels en ont été les effets sur les inégalités au sein des familles et entre les familles ?
Moins d’aide sociale, plus de politique familiale
Le Québec s’inscrit bel et bien dans la tendance nord-américaine du renforcement des responsabilités privées aux fins de diminution de l’aide publique aux personnes défavorisées. Pour autant, on ne peut parler de désengagement de l’État : les recettes fiscales associées à la défiscalisation des pensions ont été affectées au financement de nouveaux services : des services parajudiciaires (médiation, greffiers spéciaux), sociaux (aide sociale) ou familiaux (garderies). Ces mesures ont conduit à la redéfinition des publics cibles des politiques sociales, débouchant sur une redistribution horizontale, des personnes vivant seules vers les familles, notamment monoparentales. Le taux de bas revenus a diminué parmi ces dernières (tout en restant élevé), tandis qu’il restait stable pour les personnes seules [1].
Ces mesures ont aussi induit une redistribution verticale, entre familles, au profit des classes moyennes et supérieures. Évaluant en 2001 la politique de soutien au revenu des familles, l’économiste Ruth Rose estime que tous les parents ont subi une réduction de l’aide publique pour leurs enfants, mais ce sont les plus pauvres qui y ont le plus perdu, tandis que les plus riches profitaient de baisses d’impôt. En 2005, la réforme du système socio-fiscal a corrigé cette tendance : les prestations familiales sont maintenant intégrées au système fiscal, sous la forme d’un crédit d’impôt accessible à toutes les familles. Dans une opinion d’expert déposé en 2009, Rose souligne que l’ensemble des familles monoparentales voit l’aide publique augmenter, surtout celles dont le revenu est légèrement supérieur au plafond de l’aide sociale.
Mais dans le même temps, les familles monoparentales pauvres, le plus souvent dirigées par des femmes, sont ciblées par des mesures restrictives. En effet, les pensions alimentaires sont prises en compte pour l’éligibilité à quatre programmes sociaux. Ainsi, le programme d’aide sociale perçoit directement la pension et n’en verse qu’une partie à la créancière (100 $ par enfant depuis 2011). Les groupes de femmes et ceux représentant les « personnes assistées sociales » ont contesté à deux reprises (2003 et 2009-2012) cette disposition devant les tribunaux – sans parvenir à y mettre un terme. En 2016, le programme d’aide sociale a encore accru sa conditionnalité, diminuant le montant reçu par les allocataires ne démontrant pas d’efforts suffisants pour chercher un emploi.
Les capacités de redistribution entre ex-conjoints dépendent fortement de leurs positions socioéconomiques respectives. L’État québécois a trouvé son compte dans la valorisation des solidarités familiales, au détriment des femmes appartenant aux classes populaires précarisées, qui ne peuvent bénéficier d’une pension alimentaire conséquente, soit parce que leur ex-conjoint n’est pas en mesure de la verser, soit parce que l’administration en conserve une partie.
L’inspiration néolibérale de cette politique ne fait guère de doute, mais elle n’est pas la seule à peser puisque les réformes des pensions alimentaires ont accompagné l’essor des politiques familiales. Toutefois, au sein de ces dernières, « les intérêts des enfants [prennent] le dessus sur ceux de leurs parents [2] », et en particulier sur ceux des femmes. La moindre mobilisation des groupes de femmes sur les enjeux économiques, l’influence de la problématisation en termes de droits des enfants et les préoccupations financières de l’État jouent en faveur de mesures d’abord favorables aux enfants dont les deux parents font partie du salariat stable.
[1] Lucie Dumais, « L’État et les politiques sociales. Dispositifs de protection, solidarités et autres mutations », in Pierre P. Tremblay, L’administration contemporaine de l’État, Presses de l’Université du Québec, 2012, p. 369-393.
[2] Jane Jenson, « Changing the Paradigm : Family Responsibility or Investing in Children », Cahiers canadiens de sociologie, v. 29, no 2, 2004, p. 169-192.