Dossier : Justice pour toutes !
Enraciner la justice sociale dans l’écoféminisme
L’écoféminisme englobe plusieurs luttes pour la justice sociale, car il lie ensemble des enjeux de justice environnementale avec des enjeux d’égalité entre les genres. Les perspectives écoféministes, qu’elles soient locales ou globales, ont comme prémisse l’inséparabilité de la justice sociale avec la justice environnementale. Dans les Amériques, les luttes des femmes paysannes et des femmes autochtones sont emblématiques d’un mouvement et d’une pensée écoféministe active et dynamique.
L’écoféminisme part de la reconnaissance de l’existence des liens structurels entre l’exploitation des femmes et l’exploitation de la nature. Or, cette pensée politique n’est pas unidimensionnelle : à l’image des féminismes contemporains, il serait plus avisé de dire « les écoféminismes » pour souligner leur multiplicité. De plus, certaines femmes ne s’identifient pas comme écoféministes malgré le fait que leurs réflexions et leurs actions écologistes comportent des aspects féministes. Mises à part ces questions sémantiques, mentionnons que le dénominateur commun des écoféminismes est le souci pour le soin du vivant dans son ensemble. Les écoféministes souhaitent de bonnes conditions de vie pour tous les êtres vivants, et ce, en cherchant à prendre soin de l’environnement et des êtres qui y vivent.
Luttes environnementales et sociales
D’une certaine façon, « [f]éminiser l’écologie, c’est ainsi revenir à la racine commune de l’écologie et de l’économie, l’oïkos grec, la maison », explique la philosophe Catherine Larrère. Ce rapprochement étymologique révèle une prise de conscience globale envers l’amélioration des conditions de vie des êtres vivants en plus d’être une invitation à prendre collectivement soin de la Terre comme demeure planétaire. Selon Larrère, l’écoféminisme met en lumière la double dépendance des sociétés humaines vis-à-vis la nature et les femmes. Économiquement, nos activités productives dépendent de plusieurs processus naturels. Dans le même sens, nous dépendons du travail domestique des femmes, un travail souvent invisible, qui soutient et maintient la production du capital. Ainsi, penser féministement l’environnement c’est aussi réfléchir au social, puisqu’il est toujours déjà intégré dans des écosystèmes. Il faut dénoncer les inégalités sociales provoquées par les changements climatiques : les effets de la crise environnementale seront disproportionnellement plus graves pour les populations hautement marginalisées et les personnes qui, au sein de ces populations, prennent soin des autres.
Les écoféminismes ont historiquement des liens militants avec les luttes pacifistes de démilitarisation nucléaire, pensons à Greenham Commons en Grande-Bretagne ou encore à ces femmes qui, après la catastrophe de Three Mile Island aux États-Unis, composaient la grande majorité des opposant·e·s au développement nucléaire. De plus, certaines écoféministes ont milité dans les milieux écologistes et politiques nord-américains – tels l’Institut d’écologie sociale du Vermont ou le Réseau québécois des groupes écologistes –, affirmant que ce sont les inégalités entre les êtres humains qui ont causé la crise environnementale. En effet, selon l’écologie sociale, c’est l’exploitation entre les humain·e·s qui a mené à une exploitation excessive et capitaliste des écosystèmes. En retour, la pénurie de « ressources naturelles » a engendré une multitude d’inégalités économiques et sociales en plus d’un débalancement dangereux des conditions climatiques mondiales. Aussi, soulignons que les réflexions anti-impérialistes et anticolonialistes sont partie prenante de la pensée de certaines écoféministes. Par exemple, Maria Mies et Vandana Shiva ont dénoncé, dans leur livre Ecofeminism (Zed Books, 1993), « la rupture et la dissection du vivant » effectuées par le « patriarcat capitaliste et sa science guerrière ». Dans le « nouvel ordre alimentaire mondialisé », les femmes se retrouvent sans accès à la propriété, elles sont dépossédées de leurs moyens de subsistance et se retrouvent coupées de leurs traditions et savoirs ancestraux. Incidemment, plusieurs militantes écologistes sud-américaines sont assassinées – pensons à Berta Caceres – en raison de leur défense de leur territoire contre des projets impérialistes de développement minier ou pétrolier.
Résistances autochtones et paysannes
Au Canada, les femmes autochtones incorporent souvent les perspectives écologistes et féministes dans leurs revendications, sans toutefois utiliser l’étiquette « écoféministe ». Peu importe l’auto- identification ou le rejet du terme : l’important est de mettre de l’avant les multiples luttes des femmes en environnement afin d’enraciner nos solidarités dans les enjeux cruciaux de notre époque. En Colombie-Britannique, les femmes de la nation Secwepemc se battent contre le pipeline Kinder Morgan et les logements temporaires majoritairement masculins que ce projet de développement pétrolier engendrera. Pourquoi rattacherait-on ces luttes contre le développement pétrolier (ou minier) avec les écoféminismes ? Premièrement, parce que ces projets exploiteurs passent sur des territoires autochtones non cédés, mais aussi parce qu’ils entraînent des conséquences sociales sur la vie des communautés. On pense notamment à l’augmentation des violences sexuelles, à l’inflation des loyers, au développement de services temporaires pour les travailleurs majoritairement masculins sans les implanter à long terme, etc.
Dans une déclaration contre Kinder Morgan, les femmes Secwepemc proclament : « Nous, les femmes Secwepemc, déclarons que nous ne consentons pas ! Nous ne consentons pas à la profanation de nos territoires sacrés ; nous ne consentons pas à la transgression de nos corps sacrés ! » Il y a un lien fondamental entre la profanation des territoires ancestraux et des corps féminins ; le langage du consentement y est utilisé dans les deux cas. Que ce soit contre le Plan Nord, le Dakota Access Pipeline ou encore le projet Kinder Morgan, les femmes autochtones se mobilisent, non seulement pour revendiquer leurs territoires ancestraux, mais aussi pour exiger le respect de leur intégrité physique, psychologique et émotionnelle qui leur est trop souvent niée. Bien souvent, elles dénoncent l’augmentation des violences sexuelles tout autant que l’inflation des prix des logements dans leurs communautés lorsque des projets de développement de « ressources naturelles » ont lieu.
L’exemple de la Via Campesina (voir encadré) illustre aussi comment les revendications des féministes paysannes sont de l’ordre de la justice sociale puisqu’elles s’intègrent aux luttes en faveur de la souveraineté alimentaire et de l’agriculture paysanne. Au sein de ce mouvement, on retrouve une mobilisation féministe « populaire et paysanne » mettant de l’avant la défense des droits des femmes comme un élément fondamental pour l’avancement des droits paysans. Cela passe par une meilleure représentation des femmes dans les prises de décisions agricoles ou encore par l’accès à la propriété pour favoriser une agriculture de subsistance. Les paysannes s’occupent majoritairement des terres agricoles pour les besoins de leur famille et l’excédent est vendu dans les communautés locales. Or, l’accès inégal aux terres fait en sorte que si elles se retrouvent dépossédées de leur lieu de subsistance, elles ne peuvent pas garantir la survie de leur famille. Selon ces militantes féministes paysannes, le soin qu’elles portent « à la terre, aux semences et aux écosystèmes » est intrinsèquement lié aux combats qu’elles mènent contre le capitalisme, le sexisme et le racisme.
Les écoféminismes sont donc incontournables pour comprendre ensemble les questions de justice sociale et de droits humains.