Le mouvement des squatters d’après-guerre
Prélude aux luttes urbaines
par Bernard Vallée
Le mouvement des squatters d’après-guerre est un des plus importants mouvements de revendication ouvrière et d’action directe organisés à Montréal autour de la question du logement. Largement couvert par la presse de l’époque, cet épisode est pourtant tombé dans l’oubli, même chez les squatters contemporains de la rue Saint-Norbert ou de la rue Overdale [1]. Cette lutte mérite d’être plus connue, non seulement pour la qualité de son organisation, mais aussi pour son impact sur les conditions de logement des familles ouvrières.
Le 27 octobre 1946, trois familles de vétérans de la guerre occupent illégalement le 4509, rue Saint-Denis, une ancienne maison de jeu clandestine. Une quinzaine de taxis « vétérans » manifestent leur appui en bloquant la circulation à l’angle de Saint-Denis et Mont-Royal et des militants musclés de l’Union des marins du Canada leur prêtent main-forte pour transporter leurs effets. Trois jours auparavant, une autre occupation s’était amorcée dans une autre maison de jeu clandestine au 2054, rue McGill.
En novembre, trois autres familles occupent un logement au 5139, rue Décarie et le 7 novembre, 18 familles (80 personnes dont 45 enfants) occupent les baraquements militaires de l’Île Sainte-Hélène. Le 4 juin 1947, quatre familles occupent l’Hôpital militaire Jacques-Cartier désaffecté et une baraque militaire à Longueuil. Ces événements, qui feront la manchette des journaux pendant plusieurs mois à travers tout le Canada, sont organisés par la Ligue des vétérans sans logis et son dirigeant le communiste Henri Gagnon.
Ainsi pendant plusieurs mois en 1946 et en 1947, un groupe de plus de 80 familles (environ 300 personnes dont une majorité d’enfants) vont occuper à divers moments près de 80 bâtiments désaffectés, des tripots clandestins et même des baraquements militaires. Les autorités sont dans l’embarras, d’autant plus que les squatters se disent prêts à payer leur loyer et paient déjà leur électricité !
La Seconde Guerre mondiale vient de finir. À Montréal, c’est la pire pénurie de logements jamais vue.
La pénurie de logement
Pendant la grande dépression des années 1930, la construction résidentielle est presque complètement arrêtée. Seuls quelques édifices publics, financés par les programmes gouvernementaux de travaux publics accordant des salaires de 25 ¢ par jour aux chefs de famille nombreuse, sont alors construits. En raison de leur pauvreté, beaucoup de familles s’entassent dans des logements vétustes et trop petits. Des milliers d’expulsions repoussent chaque année un plus grand nombre de familles vers des habitats insalubres et comparables à des bidonvilles.
La construction domiciliaire ne reprend pas pendant la guerre, la plupart des matériaux de construction étant destinés à l’effort de guerre, c’est-à-dire à l’industrie des armements et des fournitures pour l’armée. Pourtant, en stimulant l’activité industrielle, la guerre attire en ville de nombreux travailleurs et travailleuses des campagnes. À Montréal, de 1940 à 1945, la population augmente de 65 000 personnes et le nombre de logements vacants tombe à zéro... Les familles s’entassent encore plus : 40 % des logements sont occupés par plus d’une famille. 1 400 familles logent dans des entrepôts. On voit jusqu’à dix familles se partager une maison de dix pièces, avec une seule salle de bain ! On estime qu’il manquait 14 500 logements en 1943.
Au début des années 1940, le gouvernement fédéral met sur pied une société d’état, la Wartime Housing Ltd, pour construire des maisons qu’on veut temporaires afin de loger principalement les ouvriers et les ouvrières à proximité des industries de guerre : ce fut la première vague de construction (1941-1945).
À la fin de la guerre, lorsque vétérans, combattants et prisonniers rentrent chez eux, nombreux sont ceux qui cherchent vainement à se loger avec leur jeune famille. Le gouvernement s’aperçoit que le problème du logement, qu’il avait cru temporaire, semble durer et devenir chronique. On estime alors qu’il va falloir construire 16 400 logements immédiatement et 50 000 de plus avant 1950 pour répondre aux besoins.
Les propriétaires en profitent : les loyers grimpent et l’on doit « acheter sa clé » jusqu’à 200 $ pour un logement à 40 $ par mois ou acheter les vieux meubles fournis. Les familles avec enfants subissent de la discrimination. La pénurie de logements est totale.
La Ligue des vétérans sans logis
Insensibles, les gouvernements ne bougent pas. S’organise alors un regroupement, la Ligue des vétérans sans logis. La ligue va mener un mouvement de pression au moyen d’actions originales, qui recevront l’appui de l’opinion publique qui préfère voir des immeubles occupés par des sans-logis plutôt que par des tripots clandestins.
Si cette organisation d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale est conçue et organisée par quelques vétérans membres du Parti ouvrier progressiste [2], la majorité de ses membres ne sont pas communistes. Le parti critique même la ligne d’Henri Gagnon jugée gauchiste et se dissocie de son action.
La tactique des vétérans consiste à occuper des immeubles vacants, sous les yeux de la presse et avec le plus de publicité possible. Il s’agit de montrer le scandale qu’il y a à laisser à la rue ou dans des conditions de logement inacceptables de jeunes familles dont le père a défendu la liberté et la démocratie sur les champs de bataille d’Europe et du Pacifique, dans la lutte contre le nazisme, le fascisme et le militarisme japonais.
Au départ, les anciens combattants choisissent d’occuper des maisons de jeu clandestines (« barbottes ») pour souligner l’immoralité de certains propriétaires qui préfèrent consacrer leurs propriétés aux jeux de hasard et aux paris illégaux plutôt qu’à les offrir aux « héros de la guerre ». Les vétérans ont entre leurs mains un puissant outil de négociation avec les autorités : les registres qu’ils ont découverts sur les lieux, potentiellement incriminants pour certaines personnalités en vue. Pour démontrer leur honnêteté et leur désir de régulariser au plus vite leur situation, les squatters s’entendent avec les compagnies d’énergie pour acquitter les frais de consommation d’électricité ou de gaz. Ils se déclarent prêts à payer de justes loyers si on leur accorde les logements auxquels ils ont droit. Le mouvement prenant de l’ampleur, les nouvelles familles en quête d’un toit vont occuper l’hôpital militaire désaffecté de Jacques-Cartier et les baraques militaires de l’Île Sainte-Hélène et de Longueuil. Bien que le premier ministre Duplessis dénonce un « complot communiste international » et menace d’appliquer la « loi du cadenas » aux squatters, les autorités et la police municipales n’affronteront pas directement les occupantes. Certains politiciens dénoncent même l’expulsion par la GRC, la mitraillette à la main, des familles occupant les baraquements de l’Île Sainte-Hélène à l’été 1947.
Véritable patate chaude pour les responsables politiques et administratifs, ce mouvement d’occupation illégal mais légitime reçoit l’appui d’une grande partie de la population. Il bénéficie aussi de la complicité bienveillante de certains médias, qui multiplient les reportages sur les taudis dans lesquels on laisse croupir les familles d’anciens combattants et sur les actions d’éclat des squatters.
Des gains encore visibles aujourd’hui
Si cette lutte n’a touché directement qu’un nombre limité de familles, elle a tout de même eu des impacts très étendus. Les familles impliquées dans ce mouvement de squatters ont été relogées à leur satisfaction. La Ville de Montréal a initié une enquête sur les logements inoccupés et le gouvernement fédéral a menacé d’exproprier tout logement vacant qui ne serait pas loué ou vendu au bout de trois jours. La Commission des prix et du commerce en temps de guerre, mise sur pied par le gouvernement canadien avant le déclenchement de la guerre [3], s’est prononcée en faveur du prolongement du contrôle des loyers, lequel a duré jusqu’en 1951. Le gouvernement québécois a pris le relais avec la Commission des loyers, ancêtre de la Régie du logement que nous connaissons aujourd’hui. Même si les différentes formes de réglementation semblent insuffisantes à plusieurs, nous devons aux squatters de l’après-guerre la continuité du contrôle des loyers depuis 1939.
La contribution la plus visible aujourd’hui dans nos paysages urbains, et en particulier dans celui de Montréal, ce sont les maisons de vétérans que nous trouvons encore dans certains quartiers ouvriers. En effet, sous la pression de l’opinion publique sensibilisée par l’action spectaculaire et les revendications légitimes des anciens combattants sans logis, le gouvernement fédéral a décidé de poursuivre le programme de construction de logements ouvriers, engagé dès 1941, afin de loger les familles de travailleurs de l’industrie de guerre à proximité des lieux stratégiques de production destinée à l’effort de guerre [4]. La Wartime Housing Ltd, puis la nouvelle Société centrale d’hypothèque et de logement ont construit des milliers de logements supplémentaires destinés cette fois aux anciens combattants, sous la forme de maisonnettes à toit à deux versants, comme on en trouve dans l’est du quartier Maisonneuve, ou sous la forme de petits immeubles collectifs, comme dans le complexe Benny Farm du quartier Notre-Dame-de-Grâce.
Cette lutte a nourri les partis politiques et les groupes sociaux qui réclamaient une plus grande intervention de l’État dans le domaine du logement social. Elle a tout pour nous inspirer encore.
[1] Afin de s’opposer à la démolition injustifiée de 40 logements par la Ville de Montréal sur la rue Saint-Norbert, plusieurs militantes, dont l’auteur de cet article, occupent les lieux pendant tout le mois d’août 1975. 26 ans plus tard, à l’été 2001, des dizaines de militantes occupent le site de la rue Overdale, déjà théâtre d’une importante lutte pour le droit au logement en 1987-1988. Ils protestent ainsi contre la crise aiguë du logement que vivent des milliers de locataires à faibles revenus.
[2] Nom officiel du Parti communiste du Canada pendant la Seconde Guerre mondiale.
[3] Sa création s’explique par la crainte du gouvernement d’assister à une recrudescence de l’inflation et de l’agitation sociale qui avaient marqué la Première Guerre mondiale.
[4] Par exemple, la construction du quartier Norvick à côté de l’aéroport de Cartierville et des avionneries militaires Norduyn et Vickers qui deviendront Canadair.