Un anarchiste en parachute libre au cœur de la gauche
J’abats mon jeu
par Normand Baillargeon
Le 29 février 2008, à l’ouverture du congrès de Québec solidaire, Normand Baillargeon a été invité à présenter sa réflexion sur l’état de la gauche et son avenir au Québec. Le texte qui suit reprend de larges extraits de cette conférence très appréciée des congressistes.
En lisant les textes réunis dans Au bout de l’impasse à gauche (Lux éditeur, 2007), je me suis souvent dit que la question des défis de la gauche est si complexe que je me suis trouvé chanceux, en tant que coordonnateur de l’ouvrage (avec Jean-Marc Piotte), de ne pas avoir à produire moi-même un texte sur le sujet. En m’invitant ce soir, Françoise David me rend la monnaie de ma pièce. Me voici embarrassé à mon tour, d’autant que je sais que vous réfléchissez beaucoup à ces questions qui sont de celles qu’on ne peut éviter dès qu’on milite. Mais je veux bien jouer le jeu et m’exprimer de la manière la plus simple et la plus complète possible ; je veux aussi vous parler franchement en ne cachant ni mes convictions, ni mes doutes, ni mes incertitudes.
Que cela soit dit d’entrée de jeu : être de gauche pour moi et pour beaucoup de gens, c’est d’abord une certaine attitude éthique devant l’état du monde, une réaction, très vive et première, devant des choses comme l’injustice, l’inégalité, la souffrance, devant quoi, comme dit Aragon, « le silence en moi comme un carreau se brise ». Il y a quelques semaines, des reportages ont fait état de la situation intolérable des enfants pauvres à l’école à Montréal. J’ai hurlé et pleuré en lisant ces textes. Ces cris et ces larmes me rappellent que je suis encore vivant.
Mais la gauche, c’est aussi la conviction, raisonnable, qu’on peut changer ces choses intolérables et qu’un monde meilleur, parce que sans celles-ci, est possible. Mais comment s’en tire-t-on dans ce combat ? Et comment pourrait-on faire mieux ?
Nous sommes parfois bien sévères envers nous-mêmes, à gauche. Tout se passe comme si on cultivait l’art de transformer une victoire en défaite, ou encore l’art subtil du pessimisme qui consiste à être confiant que tout va aller mal et plus mal encore. On peut pourtant constater primo qu’il existe bien une sensibilité de gauche suffisamment définie pour qu’on puisse la reconnaître et deuxio qu’elle a fait, en quelques décennies, des progrès immenses et remarquables. Il serait outrancier de ne pas le reconnaître et insultant pour nos devancières et devanciers qui ont milité pour obtenir ces gains. Sur les fronts de la lutte au sexisme, au racisme, sur celui d’une certaine sensibilité à l’environnement, aux animaux, sur d’autres sujets encore, nous avons fait et continuons de faire des progrès considérables ; et globalement, ce qui l’a emporté sur tous ces fronts, c’est le point de vue de la gauche.
Je ne le sais que trop, il reste bien des combats à mener sur chacun de ces plans. Il faut toutefois se rappeler, avec bonheur, ces importantes et grandes victoires. Le militantisme, suggérait récemment Chomsky, ressemble un peu à l’alpinisme : on gravit un sommet, c’est une victoire ; on aperçoit aussitôt un nouveau sommet qu’on ne soupçonnait pas et que nous devons à présent gravir ; nous nous remettons donc au travail. Souvenons-nous seulement que nous sommes parvenus à une certaine hauteur et souvenons-nous avec respect de ceux et celles qui nous y ont conduites.
Nous luttons aujourd’hui pour préserver notre système de santé public. C’est un urgent et gravissime combat, mais si on ne le menait pas il y a 50 ans, c’est qu’il n’y avait pas de système de santé public. La guerre en Irak est une abomination, la chose est généralement convenue et nous combattons cette infamie. Mais il y a 40 ans, les premiers opposantes à la guerre contre le Vietnam vous raconteront qu’ils tenaient leurs rencontres dans des cuisines de maisons privées où deux ou trois personnes les écoutaient aimablement, sans trop comprendre de quoi elles parlaient quand ils utilisaient les mots « États-Unis » et « agression » dans la même phrase. Nous avons gravi des sommets. Nous voyons aujourd’hui cet autre sommet à gravir qui s’appelle mettre un terme à la guerre en Irak, et nous soupçonnons déjà derrière lui un autre sommet qui s’appelle traduire en justice pour crimes de guerre, et en invoquant pour cela les lois de Nuremberg, G. W. Bush, le sieur Tony Blair et quelques autres.
Voilà pour les fleurs.
Vous devinez que le pot s’en vient. Je nous en offrirai quatre. Mais avant, je dois vous avouer que je parle avec un certain sentiment d’urgence. Je me refuse à céder à la panique ou au prophétisme catastrophique ; je veux rester calme et rationnel. Mais à mon refus viscéral des injustices et des inégalités qui a fait de moi un militant, s’ajoute désormais la triste et terrifiante perspective que nos institutions tendent en même temps à des guerres intolérables qui pourraient déboucher sur une catastrophe nucléaire, à des conséquences graves et peut-être irrémédiables sur le plan écologique.
Voici donc les pots, qui sont autant de directions où la gauche me semble devoir faire mieux si elle veut gravir les sommets qu’il est urgent qu’elle gravisse. En retenant une suggestion de mon ami Michael Albert, qui a, mieux que moi, le sens des métaphores, je vais associer chacun à un objet. Ce sont : 1. le porte-voix, ou notre problème de communication, 2. la longue-vue, ou notre problème de vision, 3. le pot de miel, ou notre problème d’attraction-rétention et 4. l’étoile du Nord, ou notre manque… d’étoile du Nord.
Le porte-voix ou notre problème de communication
Une de nos missions centrales consiste à faire connaître des faits, à exposer des données, à corriger des erreurs, des omissions, etc., en somme à communiquer. Il me semble que notre bilan, à ce chapitre, pourrait être bien meilleur. Je regrette à cet égard qu’une partie de la gauche ait rompu avec les idéaux de rationalité du siècle des Lumières – j’ai écrit le Petit cours d’autodéfense intellectuelle en partie contre cette rupture. Mais la principale raison de notre faiblesse au niveau du porte-voix est externe à nous : les institutions dominantes ont compris depuis longtemps l’importance du contrôle idéologique et des sommes colossales y sont consacrées dans le cadre d’institutions qui y sont spécifiquement dévolues. Je ne vous rappellerai pas ce que vous savez sur la concentration des médias, sur les relations publiques, sur la publicité etc. Récemment, j’ai tenu à faire republier un des textes fondateurs de cette tradition, Propaganda d’Edward Bernays. C’est une lecture édifiante pour comprendre contre quoi on lutte. On peut diverger d’avis sur l’analyse plus fine du phénomène, mais ignorer son importance centrale serait suicidaire.
Comment, dans ces circonstances, rendre notre porte-voix plus efficace ? D’abord en ne renonçant surtout pas à ce que nous avons de plus précieux : la raison, l’argumentation, les faits. (...) Une gauche crédible qui prendra ce problème très au sérieux encouragera le travail militant dans diverses directions : elle pourrait créer un très riche site internet d’infos ; soutenir la création d’un organisme de surveillance des médias qui interviendrait pour corriger erreurs, omissions, partialités et qui militerait pour faire entendre d’autres voix à la radio, à la télé, etc. ; contribuer à créer un organisme de surveillance de firmes de relations publiques ; aider les publications et les médias indépendants. Vous aurez d’autres idées, j’en suis certain. De mon côté, je plaide depuis longtemps pour la création d’un quotidien de gauche. Au passage, je veux souligner ici l’expérience unique de la revue indépendante et autogérée À bâbord ! – à laquelle j’ai le bonheur de participer – qui nous offre, depuis maintenant cinq ans, des analyses pertinentes sur les enjeux en cours.
La longue-vue ou notre problème de vision
Face à la longue liste des maux que nous combattons, la liste de ce qui suscite notre adhésion apparaît infiniment plus courte et le plus souvent vague à souhait. C’est tout particulièrement le cas dans les deux secteurs où la gauche a été, me semble-t-il, particulièrement pauvre : l’économie et le politique.
Sur le plan de l’économie par exemple, nous savons nommer des maux que nous déplorons. Mais nous sommes souvent en peine d’articuler de manière crédible une vision d’une économie saine, incorporant des valeurs qu’on souhaite implanter et promouvoir. Nous manquons terriblement de moyens et, dans ces deux domaines, nous devons être plus créatifs, plus innovateurs. Je déplore le peu de travaux en ce sens et le fait que ces types de réflexion n’irriguent pas plus toute l’action de la gauche. J’ai de mon côté fait de mon mieux pour faire connaître l’économie participaliste de Michael Albert et Robin Hahnel ainsi qu’un modèle de politique participative de Steve Shalom. Ces deux visions vont dans le sens que je préconise (l’autogestion et la démocratie participative), mais bien d’autres directions restent à développer, à explorer, à implanter – dont les différents modèles de coopératives. Il est urgent de faire ici montre d’audace et une gauche à mon goût alimenterait la réflexion sur tout cela et aiderait aussi à mettre sur pieds diverses expériences avec, à chaque fois, l’ambition de sortir des cadres convenus. Il faut imaginer des lieux de travail non hiérarchiques, ne visant pas le profit ou en tout cas pas le profit à tout prix, des manières différentes de produire et de consommer, de prendre des décisions. Ce sont de vastes chantiers trop négligés.
Le pot de miel ou notre problème d’attraction-rétention
Nous tentons de comprendre le monde, nous dénonçons des injustices qu’on y trouve, en luttant contre diverses institutions, nous alertons nos contemporains, nous leur proposons des manières différentes de fonctionner. Nous voulons être entendus, écoutés : c’est le problème de l’attraction. Et ces gens qui sont venus, nous voulons les garder avec nous, pour que le mouvement soit de plus en plus fort et finalement capable d’obtenir les changements désirés. C’est le problème du pot de miel. Il est crucial si on veut gagner. Et on ne milite pas pour perdre, mais pour gagner et je veux dire pas seulement pour préserver des gains, mais pour en remporter de nouveaux. Et pour cela il nous faut attirer et conserver des gens. Il nous faut mobiliser. Il nous faut un pot de miel.
Or là-dessus, nous ne sommes pas à la hauteur. En le disant, rassurez-vous, je ne veux surtout pas nier le rôle de l’idéologie et des institutions dominantes dans tout cela : il est central et se manifeste jusque dans le langage (on a tout fait, par exemple, pour que privé soit associé à positif, excellent, efficace, et public à mauvais et inefficient ; gogauche est une expression qui me donne des boutons ; et je rage comme vous quand les médias ne couvrent pas, ou trop peu, ce qu’on dit et ce qu’on fait, même lorsque cela mobilise beaucoup de monde.
Mais je pense aussi que nous avons notre part de responsabilité dans notre malheur. Nous avons manqué de vision, d’abord, et cela est impardonnable. Mais nous avons aussi parfois été, nous le sommes même peut-être encore trop : arrogants, sectaires, intransigeants, nous entredéchirant sur des points qui doivent paraître bien mineurs (parfois avec raison) vus de l’extérieur. Nous avons donné ainsi un piètre spectacle à celles et ceux que nous voudrions attirer. Michael Moore, le cinéaste bien connu, a suggéré il y a quelques années aux gens de gauche, et spécifiquement aux intellos comme moi, d’aller jouer au bowling et de faire de la danse en ligne. Je comprends le message et il a raison. Et pour faire amende honorable, je vous annonce que je prépare un livre sur le hockey.
Mais la question du pot de miel est plus vaste qu’une simple question d’image de respect des personnes. Il concerne aussi notre capacité, à gauche, d’être unifiés sur des questions de fond. La droite l’est. Malgré ses divisions elle sait faire front commun pour préserver ce qui lui est cher. À gauche, beaucoup moins, et je le déplore.
Il y a autre chose encore pour moi, derrière ce pot de miel, et qui concerne la rétention. Militer ne devrait pas nous donner qu’une satisfaction de type kantien d’avoir fait son devoir ou le plaisir de côtoyer des gens sympathiques et de faire la fête de temps en temps. Je suis pour tout cela, on le fait déjà et c’est très bien ainsi. Mais militer devrait aussi donner des avantages concrets, et rapidement, et surtout à ceux pour lesquels on se bat d’abord : les plus faibles, le plus pauvres. Laissez-moi le dire autrement : le brave Coluche disait avoir fréquenté l’université pendant une très courte période et que s’il l’avait quittée, c’est parce que ses professeurs qui essayaient de lui vendre de l’intelligence n’avaient pas un échantillon sur eux. Eh bien voilà : je voudrais que nous ayons des échantillons. De solidarité. De générosité. D’équité. Je voudrais des actions qui préfigurent dès aujourd’hui ce monde de demain pour lequel nous nous battons. Je voudrais des corvées d’aide à ceci et à cela ; de ces expériences économiques dont je parlais plus haut ; et mille autre choses — je fais confiance à votre imagination, mais toujours avec audace et sans avoir peur de rompre la cage dans lequel on voudrait enfermer l’oiseau de la pensée.
Mon exposé pourrait s’arrêter ici. J’ai dit l’essentiel de ce que je voulais dire. Mais je vous ai promis d’aller jusqu’au bout de ma réflexion et, pour ce faire, je vais donc sortir de mes tiroirs un objet que je ne sors pas en public d’habitude : une étoile du Nord.
L’étoile du Nord ou notre manque … d’étoile du Nord
Ce que je veux dire ici n’est pas facile à exprimer. Cela concerne le fait que notre combat est un combat pour quelque chose qui nous dépasse – et je le dis sans qu’il y ait la moindre trace de religiosité en moi. Avec les années, c’est une réalité à laquelle je suis devenu de plus en plus sensible. Aussi, quand j’ai trouvé l’idée parfaitement exprimée chez Bertrand Russell, j’ai aussitôt voulu traduire et faire paraître son livre en français. Laissez moi donc vous lire ceci :
« Le monde a besoin d’une philosophie ou d’une religion qui favorise la vie. Mais pour favoriser la vie, il est nécessaire d’apprécier quelque chose d’autre que la vie elle-même. La vie consacrée uniquement à la vie est animale, sans aucune réelle valeur humaine, incapable de préserver de façon permanente les hommes de l’ennui et de l’impression que tout est vanité. Si la vie doit être profondément humaine, il faut qu’elle serve un but qui semble, en un certain sens, en dehors de la vie humaine, un but impersonnel et au-dessus de l’humanité, tel que Dieu, la vérité, ou la beauté. Ceux qui favorisent le mieux la vie ne se proposent pas la vie comme but. Ils visent plutôt à ce qui semble une incarnation progressive ou un apport, dans notre existence humaine, de quelque chose d’éternel, de quelque chose qui apparaît à l’imagination comme situé dans un univers éloigné des luttes, des désappointements et des mâchoires dévorantes du Temps. Le contact avec ce monde éternel – même s’il n’existe que dans notre imagination – apporte une force et une paix fondamentales qui ne peuvent être entièrement détruites par les combats et les échecs apparents de notre vie temporelle. Pour ceux qui l’ont une fois connu, c’est la clef de la sagesse. »
Mon étoile du Nord a été et reste l’anarchisme. Et je dois vous le dire : l’autogestion économique et la démocratie participative me paraissent encore des objectifs qu’on doit viser. Mais quoi que vous pensiez, je vous souhaite de découvrir votre étoile du Nord. Voici la mienne, dans les mots d’une femme remarquable du XIXe siècle, Voltairine de Cleyre :
« Oui, je crois que l’on peut remplacer ce système injuste par un système plus juste ; je crois à la fin de la famine, de l’abandon, et des crimes qu’ils engendrent ; je crois au règne de l’âme humaine sur toutes les lois que l’homme a faites ou fera ; je crois qu’il n’y a maintenant aucune paix et qu’il n’y aura aucune paix aussi longtemps que l’humain règnera sur l’humain ; je crois en la désintégration et la dissolution complètes du principe et de la pratique de l’autorité ; je suis une anarchiste, et si vous me condamnez, je suis prête à recevoir votre condamnation. »