Collectif (Enzo Traverso, Smail Laacher, etc.)
Peut-on critiquer le capitalisme ?
lu par Yohann Cesa
Collectif, Peut-on critiquer le capitalisme ?, La Dispute, Paris, 2008.
L’affaire est entendue, la France se doit d’en finir avec ses « archaïsmes ». Et si pour vous le mot évoque, par exemple, la forte reproduction sociale qui y prévaut, sachez que vous êtes affligé d’un état d’esprit frelaté millésimé 1968. Heureusement, pour préserver le peuple français de ces idées malsaines, on peut compter depuis 30 ans sur la garde prétorienne des nouveaux philosophes, appuyés par un rang serré de légionnaires de l’information dont la domesticité ne lasse pas d’étonner. Mais l’état même, on ne peut plus consensuel, de l’espace médiatique français ne suffisant pas à garantir le succès des prescriptions des zélotes du marché (dont les joues se sont longtemps souvenu du cinglant camouflet que fut le résultat du référendum de 2005), des gestes anciens et que l’on croyait bannis ressurgissent pour sécuriser la fabrication du consentement. C’est ainsi qu’un pouvoir privé en pleine expansion et décomplexion, manipulant directement ou non les rouages médiatiques, redécouvre l’exercice de la censure dont la dernière campagne présidentielle a fourni nombre d’exemples.
L’histoire des 14 articles réunis ici par La Dispute constitue un épisode méconnu de ce retour du refoulé : initialement destinés à composer un numéro hors série du Nouvel observateur, ils furent victimes du rouleau compresseur de la censure avant de pouvoir accéder aux presses d’un hebdomadaire décidément très observateur au sens religieux du terme. Et de ce numéro, donc, il ne subsista rien ou presque. Un presque rien dont on découvrira le détail dans l’introduction que donnent Jérôme Maucourant et Patrick Vassort à ce petit opuscule, bien décidé à hanter un espace éditorial dont il faillît être effacé et dont on se rappellera qu’il est détenu pour l’essentiel de son volume par des marchands d’armes (Dassault, Lagardère). Le lecteur d’À bâbord ! sera sans doute curieux de découvrir cet entêté revenant puisque pris entre vérités translucides (selon le détournement de Louis Gill [1]) et une concentration médiatique éminemment problématique, la question éponyme du livre se pose à lui avec la même urgence. Il y trouvera de quoi réfléchir, le propos dépassant le cadre hexagonal qui le vit mourir et renaître. Il appréciera sûrement l’heureuse diversité de ses textes, pour certains trop courts, et sera sûrement tenté d’agrémenter leur lecture en y cherchant l’immoralité pour laquelle on leur refusa l’imprimatur. Celle-ci réside peut-être dans les aspects les plus sombres du capitalisme, rejetés comme profondément étrangers à sa nature par ses dévots, mais que certains s’obstinent pourtant à voir comme intrinsèquement liés. Ainsi Enzo Traverso (moins convaincant toutefois que dans son petit livre La violence nazie) détaille-t-il les rapports étroits qu’entretiennent l’esprit du capitalisme et celui du nazisme. Patrick Vassort voit dans les écrits du marquis de Sade la description du ressort libidinal de l’économie capitaliste dont la rationalité profondément perverse déterminerait un inévitable rapport social de domination porteur de toutes les formes de totalitarisme. Maucourant, lui, révise avec l’appui de Karl Polanyi (à qui il a dédié un petit livre très utile chez le même éditeur) le lien supposé naturel entre marché et démocratie. On imagine comme tout cela est déplaisant à certaines chastes oreilles. Sans compter que sont repris par le travers un certain nombre de cantiques du néolibéralisme – valeur du travail (Bruno Tinel), « flexicurité » (Christophe Ramaux) – et entonnés quelques refrains que ses apôtres ne peuvent souffrir : opposition à l’ordre mondial (Doray, Harribey, Laacher et Laville, pas à son meilleur), limitation à l’extension du marché (Marauby, très court), exclusion (Gloukoviezoff), etc.
Toutefois, il n’y avait rien dans tout cela qui soit de l’ordre de l’inédit, mis à part la diffusion de ces idées par un grand tirage hebdomadaire. Voilà donc que par cette tentative d’effacement se révèle à nouveau cette limite du libéralisme, qui tolère bien volontiers que des idées qui lui sont contraires existent pourvu qu’elles conservent la confidentialité que lui assigne le conformisme médiatique organisé à son profit. Qu’un petit ensemble de textes suscite un tel effroi ne fait que confirmer que la crainte des garants de l’ordre établi est bien que les gens se mettent à penser.
[1] Est translucide ce qui laisse passer la lumière sans toutefois permettre d’identifier les objets distinctement.