Le déploiement opaque de la nébuleuse

No 025 - été 2008

Les accords commerciaux bilatéraux

Le déploiement opaque de la nébuleuse

par Claude Vaillancourt

Claude Vaillancourt

L’échec des négociations dans le cadre du cycle de Doha à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) n’a en rien ralenti les ardeurs de ceux et celles qui veulent transformer la planète entière en un marché sans frontières. Les grandes ententes multilatérales ne fonctionnent pas à cause de la présence d’un trop grand nombre d’interlocuteurs aux intérêts forcément divergents ? Soit. Il sera désormais nécessaire d’aller de l’avant par des ententes bilatérales qui confrontent de grandes puissances commerciales et leurs richissimes entreprises à de petits pays qui peinent à se développer.

Les accords bilatéraux ne sont pas nouveaux. Même à l’époque où l’on pensait établir d’immenses territoires ouverts à un commerce sans entraves, on concluait des accords bilatéraux rapidement et dans le secret quasi total. Ces accords avaient l’avantage d’établir une nouvelle forme de suprématie politique et économique des pays puissants – les États-Unis surtout – sur des pays fragiles, que l’on soumettait à des contraintes commerciales encore plus sévères que celles envisagées à l’OMC.

Depuis la suspension du cycle de Doha, les accords bilatéraux se multiplient. Selon Oxfam International, « en 2006, plus de 100 pays en développement se sont engagés dans plus de 67 négociations commerciales bilatérales ou régionales et ont signé plus de 40 traités bilatéraux d’investissements. Plus de 250 accords commerciaux régionaux et bilatéraux gouvernent aujourd’hui plus de 30 % du commerce mondial [1]. » L’Europe à elle seule négocie des accords de partenariat économique avec pas moins de 75 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique.

Ces accords ont tous leurs particularités, sont rarement connus avant leur adoption et se déploient de façon incontrôlée, bien loin du regard de la majorité des citoyennes, pourtant directement concernées par les conséquences de ces ententes. Il n’est donc pas facile de voir clair dans cette nébuleuse. Et il ne faut certes pas compter sur nos élues ou nos gouvernements pour nous guider dans ce labyrinthe. Il est pourtant plus que jamais nécessaire d’en saisir la portée, car la majorité de ces accords sont faits sur mesure pour les grandes firmes multinationales, contre les intérêts de l’immense majorité des citoyennes.

Des ententes sur un même modèle

Malgré leurs complexités et leurs singularités, il est possible d’établir une série de dénominateurs communs entre ces accords. Puisque ces ententes avantagent les mêmes entreprises, elles ont en général les mêmes caractéristiques, appliquées avec une large palette de nuances. Dans la quasi-totalité des cas, les mesures restreignent le pouvoir des États et entravent donc le fonctionnement de la démocratie.

Les accords commerciaux bilatéraux s’attaquent aux tarifs douaniers, vus comme un obstacle à la libre circulation des biens et des services. Ces tarifs douaniers sont pourtant nécessaires pour empêcher, entre autres, les produits de l’agriculture subventionnée, de l’Europe et des États-Unis surtout, de saturer le marché des pays du Sud. Les éliminer provoquerait la destruction du tissu social dans ces pays et accentuerait un phénomène tragique que l’on observe déjà : des paysans chassés de leurs terres, car incapables de vendre leurs produits non concurrentiels, viennent accroître la population accablée de misère dans les bidonvilles. De plus, les tarifs douaniers sont une importante source de revenus pour les États dans des pays où l’immense majorité de la population est trop pauvre pour payer de l’impôt. Les recettes des taxes douanières comptent par exemple pour 38 % du budget national du Sénégal. L’élimination des tarifs douaniers risque ainsi d’empêcher toute tentative d’offrir les services nécessaires pour sortir les populations des pays en développement du cercle infernal de la pauvreté. En échange de cette ouverture aux conséquences gravissimes, les grandes puissances occidentales ont l’audace de demander en plus un accès non entravé aux ressources naturelles. Leur cupidité n’a plus de limites : cette forme de libre-échange ne peut que leur procurer des avantages alors qu’elle saigne à n’en plus finir les économies fragiles.

Les accords commerciaux bilatéraux permettent systématiquement aux investisseurs étrangers de poursuivre les gouvernements si ces derniers les privent de profits potentiels, à cause de règlements qui limiteraient leur expansion. Et ce, même si les règlements en question sont conçus dans l’intérêt public et protègent les populations ou l’environnement. Les tollés soulevés par le défunt Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) ou par le chapitre 11 de l’ALÉNA, dans lesquels on retrouve cette même mesure, ne changent rien. La discrétion avec laquelle sont établis les accords bilatéraux permet de répandre à grande échelle cette disposition honnie et inacceptable qui soumet les gouvernements aux intérêts des entreprises. Selon Oxfam International toujours, des juristes « contactent régulièrement par courrier les investisseurs étrangers pour leur signaler les accords qui tombent sous le coup des accords internationaux en matière d’investissements et pour lesquels ils pourraient se faire indemniser par les pays en développement ».

Les services restent dans la mire de ceux et celles qui conçoivent les accords commerciaux bilatéraux. L’intérêt se porte pour le moment principalement sur les secteurs des finances et de la vente au détail. Une ouverture du secteur financier peut avoir de graves conséquences, comme on a pu l’observer lors de la crise en Argentine en 2001. Peu impliquées dans l’économie du pays où elles s’installent, les banques étrangères ont tendance à ne s’intéresser qu’aux clients les plus sûrs et les plus rentables. Elles ne permettent plus à l’économie locale de se développer ; à petite échelle, forcément plus risquée, mais vitale. Cette économie au quotidien dont dépend la majorité se voit asphyxiée, alors que sont tués dans l’œuf les projets qui animent une ville ou une communauté. Un contrôle de la grande distribution par des compagnies étrangères soumet les entrepreneurs locaux au gré de patrons qui s’approvisionnent là où ils le veulent, en rien préoccupés par les effets de leurs décisions sur le tissu social des pays où ils s’installent. Les négociations abandonnées dans le cadre du cycle de Doha à l’OMC nous donnent à croire que la palette de services offerts à la libéralisation dans les accords bilatéraux s’élargira : la santé et l’éducation pourraient de nouveau être l’objet de négociations commerciales.

Alors que les accords commerciaux bilatéraux encouragent une déréglementation à tous crins, il est un secteur où l’on exige au contraire une réglementation musclée : celui de la propriété intellectuelle. Les règles sur la propriété intellectuelle imposées dans les accords bilatéraux cherchent à cadenasser le savoir, à le privatiser, à le rendre tellement coûteux qu’il ne profite plus qu’à une minorité de privilégiés. Ces règles ont des conséquences très graves dans les pays du Sud : elles restreignent l’accès aux médicaments ; elles permettent de contrôler la circulation des semences, de breveter des variétés végétales et de réduire ainsi grandement l’autonomie des paysans ; elles rendent difficiles les transferts technologiques et accentuent le retard des pays pauvres.

Et le Canada ?

Bien que moins puissant que les États-Unis et l’Europe, le Canada cherche également à profiter de la manne des accords bilatéraux. Faisant preuve de peu d’initiatives, notre pays avance tranquillement dans le sillon du grand frère américain et négocie des accords avec les mêmes partenaires. Notre gouvernement a signé des accords bilatéraux avec le Costa Rica, le Chili, Israël et s’apprête à en négocier avec la Jordanie, le Pérou [2], la Colombie, la Corée du Sud, la République Dominicaine, Singapour et le groupe des quatre de l’Amérique centrale. L’engouement pour ces accords ne se dément pas. L’une des rares initiatives de Jean Charest à la tête de son gouvernement majoritaire est de promouvoir un accord de libre-échange entre le Canada et l’Europe. Comme si personne n’avait tiré de leçons de l’ALÉNA et qu’on avait oublié les nombreuses délocalisations facilitées par cet accord, la perte de contrôle dans l’exportation des hydrocarbures, la croissance des inégalités, l’humiliation subie dans le contentieux du bois d’œuvre et les poursuites perdues par le gouvernement canadien relatives au fameux chapitre 11 de l’ALÉNA. « Fais-moi mal, Johnny », chantait Boris Vian.

Il ne faut certes pas compter sur notre gouvernement pour faire la lumière sur ces accords, négociés comme toujours dans le secret, et pour les ratifier en respectant les règles de la démocratie. Bien que Stephen Harper avait promis, dans un discours du trône, l’élaboration d’un processus de vote au parlement pour la ratification d’un traité commercial, il a depuis fait volte-face. Il donne dans les faits le pouvoir au parlement de ratifier les traités de libre-échange unilatéralement et sans consensus. Dans les meilleurs cas, les députés auront 21 jours pour examiner des traités déjà signés par les négociateurs, ce qui est très peu considérant que ces accords sont particulièrement volumineux et écrits dans un langage juridique abscons. Il pourra même arriver, exceptionnellement, que le gouvernement conclue un traité avant de le déposer à la chambre.

L’attitude du gouvernement canadien n’est pas exceptionnelle. La très grande majorité des traités bilatéraux sont adoptés sans débat, sans consultation de la population, sans que les diverses implications de ces accords soient exposées sur la place publique. Il existe en fait une contradiction radicale entre les discours lénifiants des gouvernements et des grands médias, pour qui le libre-échange ne peut être que bon et le commerce sans contraintes nécessaire pour tous, et le secret dans lequel ces accords sont élaborés.

Le silence douteux entourant les accords commerciaux bilatéraux est celui de l’arnaqueur qui ne veut pas que ses combines soient révélées au grand jour. Il est aussi, sans que cela soit conscient peut-être, celui de la honte, une honte qui n’ose se nommer et suit l’action pendable. Dans une logique d’aide au développement, et même de développement économique au sens large, rien ne justifie l’élimination des tarifs douaniers dans les pays du Sud, le pouvoir des grandes entreprises de s’attaquer à des règlements conçus dans l’intérêt public, l’inaccessibilité des médicaments, des semences, du savoir, sous prétexte de protéger des droits de propriété intellectuelle. Les accords bilatéraux, longuement planifiés, à la façade avenante mais pervers dans leur multitude de détails confondants, cachent une rapacité sans bornes et des choix honteux sous des textes sibyllins. Ils planifient rationnellement et cyniquement l’injustice pour les générations à venir.


[11. Oxfam International, L’avenir hypothéqué : comment les accords commerciaux et d’investissement conclus entre les pays riches et les pays pauvres sapent le développement, mars 2007.

[2Selon certains observateurs, l’accord commercial en train de se conclure entre le Canada et le Pérou laisse présager de meilleurs jours pour les accords bilatéraux et leurs conséquences sur les populations. Il se trouverait dans cette entente – mais aussi dans celle entre les États-Unis et le Pérou, à un moindre niveau – des clauses visant à protéger le travail et l’environnement, une première dans ce type de négociations. Certes, il faut considérer ces avancées comme intéressantes et espérer qu’elles soient les jalons d’une façon nouvelle d’aborder les accords de libre-échange. Mais ces clauses semblent bien insuffisantes si la concurrence avec les produits et les services d’une économie du Nord crée dans le Sud quantité de chômeurs et de chômeuses, si les paysannes exilées s’entassent dans des bidonvilles, si les services essentiels, largement libéralisés, ne sont plus accessibles qu’aux citoyennes les plus aisées et si ces bonnes intentions ne sont pas appuyées par des mesures contraignantes.
Lors d’une conférence internationale à Montréal en avril dernier, organisée par le Centre d’étude sur l’intégration et la mondialisation (CEIM), des spécialistes ont osé rêver d’« humaniser le commerce ». De l’avis de nombre d’entre eux, la tâche semble herculéenne et plusieurs oscillaient entre l’espoir et le découragement. Cette tâche paraissait d’autant plus difficile que dans la salle et sur le podium, qui rassemblaient principalement universitaires, syndicalistes et membres d’ONG, les élues et leurs représentantes se faisaient rares, et les gens d’affaires brillaient par leur absence.

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