Dossier : L’avortement, un droit

Intérêts religieux et politique canadienne

L’offensive des croisés

Johanne Fillion

En s’inspirant des tactiques développées par les lobbies religieux aux États-Unis, la droite conservatrice canadienne cherche à influencer les politiques nationales selon les valeurs morales et religieuses chères aux évangélistes et aux catholiques.

Lloyd Mackey, journaliste chrétien, est membre de la Tribune de la presse parlementaire canadienne et il traite avec dévotion des affaires… religieuses pour une dizaine de médias. Récemment, il écrivait : « Je publie des articles traitant de la Colline parlementaire depuis environ 10 ans et j’en suis venu à connaître les nombreux groupes chrétiens regroupés autour des institutions politiques et ayant pour objectif de produire quelque influence sur le corps politique [1]. »

Ainsi, chaque semaine, Mackey livre une foule d’informations « intéressantes » dans sa chronique « OttawaWatch » publiée dans Canadian Christianity, un Web-zine appuyé par des groupes comme l’Evangelical Fellowship of Canada, Focus on the Family Canada, le Conseil canadien des Églises, la Société biblique canadienne, Vision mondiale, Alpha et la Fondation Bridegway [2].

Par exemple, dans sa chronique du 28 juin 2007, Mackey estime à trois douzaines le nombre de groupes religieux qu’il lui arrive de croiser régulièrement sur la Colline parlementaire. Il s’est prêté au jeu de dresser de mémoire une liste de ces acteurs (voir le texte « Croisés sur la colline parlementaire » dans ce même dossier).

Or, avant l’ascension du Parti réformiste du Canada, menant à la création de l’alliance avec le Parti progressiste conservateur, vers la fin des années 1990, les groupes religieux ayant des bureaux à Ottawa se comptaient sur les doigts de la main. Comment expliquer ce foisonnement de groupes religieux sur la Colline parlementaire ?

Alliances et stratégies de la droite conservatrice

Dans le Journal of Ecumenical Studies, Dennis R. Hoover relate que c’est au même moment, voire au début des années 2000, que les journalistes ont commencé à écrire des articles traitant d’alliances entres les forces catholiques et évangéliques.

Du même souffle, Hoover fait état d’échanges avec nos voisins du Sud. « En 1996, un contingent de militants canadiens participait à la conférence annuelle de la U.S. Christian Coalition afin d’explorer les possibilités d’adapter leur modèle aux conditions canadiennes. Empruntant la dénomination “Christian Coalition”, un nouveau lobby voyait le jour l’année même en Colombie-Britannique, grâce au leadership de certains évangélistes et catholiques éminents, comme Bill Vander Zalm, (ancien premier ministre de la Colombie-Britannique) et Jason Kenney (député canadien depuis 1997) [3]. » L’année suivante, un regroupement national militant, la Canada Family Action Coalition (CFAC), démarrait ses opérations avec pour stratégie explicite de faciliter la collaboration des évangélistes conservateurs et des catholiques.

La CFAC a bien retenu la leçon du grand frère américain. Son directeur général, Brian Rushfeldt, explique que dans 300 à 400 communautés à travers le Canada, la CFAC orchestre des campagnes de vote en s’appuyant sur des personnes-ressources actives dans leur communauté. Durant les cinq dernières années, la liste de distribution de la CFAC a doublé, totalisant 100 000 noms [4]. L’organisme a aussi adopté une stratégie de défense des intérêts basée sur des « vases communicants » laissant croire qu’il existe une multiplicité d’intervenants alors que les « copains » sont toujours les mêmes. Ainsi, le président de la CFAC, Charles McVety, mène en parallèle la présidence du Canada Christian College de Toronto, fonction héritée de son père. McVety joue également un rôle prépondérant au sein de la Defend Marriage Coalition (Coalition pour la défense du mariage), composée de la Campaign Life (Vie Canada), de la Catholic Civil Rights League (Ligue catholique pour les droits de l’homme) et de R.E.A.L. Women of Canada (Realistic, Equal, Active for Life).

Vie Canada, résolument anti-choix, regroupe une base catholique et des évangélistes. La Catholic Civil Rights League s’autoproclame chien de garde de la bonne morale religieuse en matière culturelle (livres, films et culture populaire). Quant à R.E.A.L. Women of Canada, on lui attribue la cabale contre Condition féminine Canada, incluant l’exclusion de l’équité et de la défense des droits des femmes dans les programmes et le financement octroyé.

Dans le cadre de la campagne électorale canadienne de 2006, la Coalition pour la défense du mariage a publié et distribué le feuillet Ramener la stabilité au Canada (publié dans les deux langues S.V.P.) dans les lieux de culte à travers le pays. Construit sous forme de bulletin de notes, on y passait au crible les différentes positions des partis sur des enjeux dépassant largement les limites des droits conjugaux entre personnes de même sexe. Les thèmes abordés (âge du consentement sexuel, pornographie infantile, euthanasie, fiscalité des familles, services de garde, soins de santé) concordent étrangement avec les projets de loi que le gouvernement conservateur sert à la population depuis deux ans. Ce type de tactique est largement répandu chez la droite religieuse aux États-Unis lors de campagnes électorales [5] .

En 2005, grâce à l’appui financier de 250 000 $ de Sidney Harkema, un magnat du camionnage à la retraite, McVety fonde l’Institute for Canadian Values, un think-tank privé pour la promotion de politiques sociales et économiques conservatrices [6]. La CFAC n’est pas seule à tirer cette ficelle puisqu’en 2006, Focus on the Family Canada a lancé officiellement à Ottawa les opérations de l’Institute of Marriage and Family Canada (Institut pour le mariage et la famille). Selon la Bridgeway Foundation, qui contribuera à l’initiative à raison de 300 000 $ sur deux ans, il s’agit d’un projet qui nécessitera au total pour les premières années de démarrage 1,62 million $ [7] . La Focus on the Family Canada a des coffres bien garnis puisque son homologue américaine lui aurait transféré 1,6 million $, pour services rendus, entre 2000 et 2003 8.

Ministère et vocations

Depuis de nombreuses années, les parlementaires canadiens, tous partis confondus, font l’objet d’oppositions et de campagnes d’opinions orchestrées par les forces religieuses de droite à propos de projets parlementaires jugés indésirables ou souhaitables. La dernière campagne en lice touche l’épineuse question du fœtus victime d’un acte criminel, le projet de loi C-484, commandité par le député Epp, un anti-choix notoire. La « meilleure » source pour se tenir informé des campagnes d’opinion demeure sans contredit le bulletin quotidien électronique LifeSite.net, administré par la Campaign Life Coalition.

Plusieurs des protagonistes mentionnés précédemment ont ouvertement affirmé avoir contribué, de près ou de loin, à faire élire « leur » candidat. Par exemple, Joseph Ben-Ami, le directeur sortant de l’Institute for Canadian Values a été en 2000 le directeur des opérations de la campagne à la chefferie de Stockwell Day à l’Alliance canadienne, et aide politique de Stephen Harper. Dave Quist, le directeur de l’Institute for Marriage and Family Canada était également directeur des opérations au bureau de Stephen Harper lorsque celui-ci était chef de l’opposition [8].

Au printemps 2006, alors que le premier ministre de l’Ontario Dalton McGuinty peinait à obtenir une rencontre d’une heure avec Stephen Harper, celui-ci a trouvé le temps de rencontrer une douzaine de groupes religieux, dont la Catholic Women’s League [9], une première pour ces dernières en 24 ans. Le 11 mai 2007, les membres du CA de l’Evangelical Fellowship of Canada en visite au Parlement ont participé à une séance de photos avec le premier ministre Harper. Les grands esprits se rencontrent.


[1Mackey, Lloyd, « OttawaWatch : An event to pounder », 28 juin 2007, Disponible en ligne. Extrait traduit par l’auteure.

[2Site de Canadian Christianity.

[3Hoover, Dennis R., « Ecumenism of the trenches ? The politics of evangelical-Catholic alliances », Journal of Ecumenical Studies, 22 mars 2004. Disponible en ligne.

[4Dreher, Christopher, « In Ottawa, faith makes a leap to the right », Globe & Mail, 23 septembre 2006.

[5Dépliant de la Coalition pour la défense du mariage, Ramener la stabilité au Canada.

[6McDonald, Marci, « Stephen Harper and the Theo-cons », The Walrus, 5 décembre 2006.

[7Bridgeway Foundation Current Stories - Feb 20, 2008, Grant - Program Fund : Focus on the Family Canada.

[8Dreher, Christopher, « In Ottawa, faith makes a leap to the right », Globe & Mail, 23 septembre 2006.

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