Dossier : La populisme de gauche. À tort ou à raison ?
Maladie ou salut de la démocratie ? Fausse question, mauvaises réponses
Le populisme est d’actualité. Mieux dit : il ne cesse d’être d’actualité. Peu d’enjeux du débat public sont aussi systématiquement actuels. À tel point que le sociologue est interpellé moins par son actualité que par sa récurrence : pourquoi le populisme ne cesse-t-il de faire la une ? Peut-être est-ce l’actualité qui fait la question populiste ; et le populisme, un concept qui sert davantage qu’à l’éclairer, à la renvoyer à la déraison.
Mot-insulte, pathologie de l’extrême droite et de l’extrême gauche, fièvre de démagogues aux penchants autoritaires, dérive de nos démocraties par excès de souveraineté populaire : tout peut être désormais potentiellement taxé de populisme. Davantage qu’un concept, ce terme sert aujourd’hui à juger de la « bonne » présence du peuple en démocratie, c’est-à-dire de la dose de contestation populaire dont la démocratie, tel un système homéostatique, peut s’accommoder sans péricliter.
Cependant, au-delà de ses usages polémiques, le populisme définit-il véritablement quelque chose ? Et s’il désigne une manière spécifique de faire de la politique, quelles sont ses logiques d’action ? Depuis les travaux d’Ernest Gellner et Ghita Ionescu, de Gino Germani et Margaret Canovan, les populist studies n’ont cessé de chercher des réponses à ces questions.
Mais ils ont succombé, bien souvent, à la tentation de juger le phénomène avant de le comprendre. Cet écueil a donné lieu à deux modes d’analyse bien connus aujourd’hui : l’un, hégémonique, considère le populisme comme une maladie de la démocratie ; l’autre, minoritaire, le juge comme le salut à venir de nos démocraties malades. L’un est bien représenté, parmi une multitude de publications récentes, par l’ouvrage Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace de Jan-Werner Müller (Premier Parallèle, 2016). L’autre puise ses racines dans la théorie politique d’Ernesto Laclau et est aujourd’hui bien représenté par Chantal Mouffe, auteure de Pour un populisme de gauche (Albin Michel, 2018).
Maladie ou salut ? D’un point de vue politique, la question est centrale, mais d’un point de vue sociologique, elle est mal posée. Là où la sociologie invite à déduire les enjeux politiques d’un phénomène d’une analyse scientifique de ses manifestations passées et présentes, l’opposition « maladie vs salut » conduit à faire l’inverse. Avec un double effet pervers : le débat public tourne à vide et devient lassant, et les sciences sociales, en cherchant à l’imiter, deviennent incapables d’y contribuer et perdent leur originalité.
Que croit-on savoir du populisme ?
Il faut procéder de toute urgence à une reconstruction intégrale de ce concept, à l’écart des voies balisées. Comment faire ? En suivant les consignes d’Émile Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique : on critique les prénotions de sens commun touchant un phénomène social donné ; on construit ensuite, à l’aide d’une enquête scientifique, un concept sociologique permettant de l’appréhender.
Première étape, donc, la déconstruction des prénotions. Elles se déclinent en quatre axiomes largement partagés : 1) le populisme serait essentiellement démagogique, se réduisant à une rhétorique électorale caractérisée par une interpellation directe du peuple ; 2) le populisme serait trans-idéologique ou post-idéologique : seul parmi tous les phénomènes politiques de notre présent, il pourrait se décliner à l’extrême droite et à l’extrême gauche ; 3) le populisme caractériserait des démocraties « illibérales », alchimie perverse de démocratie et d’autoritarisme ; 4) le populisme serait fondamentalement pathologique : même s’il met en jeu une légitimité démocratique, il enterre toujours les démocraties. Chacune de ces propositions est aporétique – autrement dit, elle conduit à des problèmes logiques sans issue.
Le populisme est démagogique : pourquoi ne pas utiliser alors le concept de démagogie à sa place ? Et même à supposer que le populisme, en tant que manifestation essentiellement démagogique, commence toujours lorsqu’un leader appelle le peuple, pouvons-nous mettre sur le même plan analytique des appels idéologiquement différents comme ceux de Jules César, Jean Jaurès, Georges Boulanger, Charles de Gaulle, Pierre Poujade, Staline, Hitler, Mussolini, Le Pen, Berlusconi, Trump, Sanders… ? C’est difficile à croire. Comment amalgamer sous un même concept les différents sens politiques de chaque appel, et par conséquent les différents « peuples » invoqués ? De même, le libéralisme n’est pas la politique des dirigeants qui invoquent le mot « liberté » en politique. Sinon, il serait pratiquement consensuel !
Le populisme est trans-idéologique ou post-idéologique : comment un même phénomène politique, défini par le même concept, pourrait-il décrire des formations idéologiquement opposées comme les partis néonazis FPÖ, AfD et Aube dorée, et les mouvements d’extrême gauche Podemos, Syriza et La France insoumise ? L’amalgame que sous-tend le concept de populisme conduit de facto à confondre toutes les alternatives, démocratiques et autoritaires, progressistes et réactionnaires, à la politique néolibérale.
Le populisme est une alchimie de démocratie et d’autoritarisme. Aussi toutes les démocraties illibérales de notre temps, légitimées par l’idée d’un « peuple homogène » rangé derrière son chef, seraient des régimes populistes. Populistes ou fascistes ? Populistes ou autoritaires ? Que reste-t-il de « démocratique » dans des gouvernements substantiellement autoritaires, comme la Russie de Poutine, la Hongrie d’Orbán ou le Venezuela de Maduro, qui ne conservent de la démocratie que le principe formel de l’élection ?
Le populisme est une pathologie de la démocratie représentative. Quand bien même nous pourrions analyser scientifiquement un phénomène par la menace qu’il est censé engendrer, que recouvre-t-elle exactement ? Récemment, tous les mouvements sociaux qui ont critiqué le néolibéralisme au nom du « peuple démocratique » ont été traités de populistes et assimilés à une menace : les mouvements contre la Constitution européenne de 2005, le mouvement référendaire en Italie de 2012, les mouvements des places (Indignados, Occupy Wall Street, Nuit debout), les Gilets jaunes en France… Mais que serait-ce une démocratie sans conflits sociaux ?
Petite histoire du populisme
Autant de questions sans issue. Afin de comprendre ce qu’est le populisme, il faut s’y prendre autrement. Comme tout phénomène social et politique, le populisme est défini, tout d’abord, par son historicité. Il faut donc revenir à son passé et en tirer une compréhension sociologique. Or, il y a trois « moments historiques » du populisme qui font consensus parmi les spécialistes : ce sont eux que le sociologue doit comparer scientifiquement.
Le premier est le narodnichestvo (1840-1880), mouvement d’intellectuels russes souhaitant mieux connaître la paysannerie opprimée, pour la persuader de se soulever contre le tsar et de bâtir une démocratie sociale. Les narodniki insistent sur le fait que la paysannerie russe, malgré sa condition politiquement dominée, dispose d’une organisation sociale démocratique, le « mir » (la coop- érative rurale), qui la prédispose au socialisme.
Le People’s Party états-unien constitue, à la fin du 19e siècle, le deuxième moment historique du populisme. Ce mouvement politique éphémère, dominé par des fermiers endettés qui protestent contre la libéralisation et la financiarisation croissante de l’économie américaine, cherche à créer de nouveaux droits civiques (le droit de vote pour les femmes, l’élection directe du Sénat), économiques et sociaux (résumés dans le programme de « socialisation de la monnaie »).
Le troisième moment est le populisme latino-américain, qui constitue la consolidation politique et institutionnelle du phénomène. Entre les années 1940 et 1960, tous les pays d’Amérique latine connaissent une expérience populiste de gouvernement : le péronisme argentin, le gétulisme brésilien, le cardénisme mexicain, le vélasquisme équatorien, l’adécisme vénézuélien, etc. Tous ces gouvernements essaient, à l’image du People’s Party, d’élargir les droits sociaux pour les masses populaires.
Ils créent la première législation sociale sur le travail et les premiers systèmes de sécurité et de protection sociales, en donnant un pouvoir de négociation considérable aux syndicats ouvriers. Revers de la médaille, ils cherchent à garder, sous une forme semi-corporative, une forte emprise sur ces organisations. S’en dégage une tension entre, d’un côté, un renforcement objectif des dynamiques émancipatrices dans les masses subalternes et, de l’autre, une plus grande présence de l’État dans la vie sociale. Le populisme en Amérique latine fut ce champ de contradictions entre une radicalisation de l’horizontalité démocratique et de la verticalité étatique.
Le peuple contre l’élite
Quelle définition du populisme tirer de la comparaison de ces expériences historiques ? Il apparaît comme un mode d’action politique inspiré par l’utopie d’une démocratie radicale. Son idéologie vise à radicaliser la démocratie, à la rendre plus égalitaire, plus juste, plus inclusive : il s’agit de revenir à une démocratie « à la racine ». Cela infirme la thèse de la « maladie populiste » : le populisme fut historiquement tout le contraire, et ne peut être que le contraire.
C’est en ce sens d’ailleurs qu’il faut comprendre l’opposition du populisme au libéralisme. Les acteurs populistes critiquent ce dernier non seulement en tant que politique du laisser-faire économique, mais également en raison de la place strictement marginale qu’il laisse au peuple. Dans la démocratie libérale, le dèmos est subsumé dans la relation de représentation, assumée dans son caractère essentiellement aristocratique : la démocratie libérale se réduit à un gouvernement représentatif des « meilleurs ». Le populisme critique cette tendance aristocratique du libéralisme pour lui opposer un dèmos constituant, pensé à partir de la situation de la plèbe paupérisée par la politique du laisser-faire.
D’où l’opposition peuple-élite : dans le populisme, la plèbe est censée former un dèmos constituant qui s’oppose à une élite considérée comme l’émanation d’une démocratie purement formelle. Cette acception spécifique de l’opposition « peuple vs élite » différencie le populisme d’autres idéologies où cette même opposition est présente. Ainsi en est-il du nationalisme, où l’ethnos, jugé au fondement de la nation, s’oppose à une élite pensée avant tout dans ses velléités cosmopolitiques. Ainsi du socialisme, où la plèbe est censée former un dèmos constituant, mais celui-ci s’oppose à un ordre propriétaire assimilé au capitalisme.
Là où le socialisme et le communisme réduisent la démocratie « formelle » à l’ordre propriétaire capitaliste (la « démocratie bourgeoise ») et ambitionnent de rendre la démocratie « réelle » par l’abolition de l’exploitation de classe, le populisme fait l’inverse : son idéologie est indifférente à la question capitaliste et est toute tournée vers la radicalisation de la « démocratie formelle ». Ainsi de l’anarchisme enfin, où la plèbe est censée former un dèmos constituant mais, différemment du populisme et du socialisme, celui-ci s’oppose à toute forme de domination, assimilée à la raison gouvernementale et étatique.
Par contre, l’aspiration démocratique du populisme s’avère difficilement compatible avec la raison étatique : le corporatisme des gouvernements latino-américains est là pour le prouver. S’il n’est assurément pas une maladie de la démocratie, le populisme n’en est pas non plus son salut. Quels enjeux tirer de cette comparaison historique pour le présent ? Une conclusion radicale : tous les mouvements politiques qui sont aujourd’hui indifférents, voire opposés à la démocratie radicale, ne peuvent pas, en tout état de cause, être définis comme populistes.
Deux grandes polarités caractérisent, en ce sens, notre politique contemporaine : d’un côté, celle entre les extrêmes et le centre néolibéral concernant les politiques économiques ; de l’autre, celle entre les extrêmes eux-mêmes concernant la politique démocratique. Ainsi, d’un côté, les extrêmes se rejoignent dans leur critique de la politique néolibérale du centre droit et du centre gauche, comme le montrent, en France par exemple, certaines affinités entre le Rassemblement national (ancien Front national) et La France insoumise. De l’autre, ils sont en lutte sur les « peuples » qu’ils défendent et sur l’alternative à la politique néolibérale qu’ils prônent : un peuple ethno-national et une alternative souverainiste ou un peuple plébéien et une alternative radicalement démocratique.