Haro sur les plagiaires

No 082 - janvier 2020

Musique

Haro sur les plagiaires

Claude Vaillancourt

Les musicien·e·s se sont toujours inspiré·e·s les uns des autres. Comme tous les artistes d’ailleurs. Et personne n’y voyait de mal, sauf en de rares exceptions. Depuis quelques années, ces emprunts sont de plus en plus judiciarisés. « Touche pas à ma chanson ! », pourrait-on dire. Sinon il faudra payer cher.

Les histoires de plagiat n’en finissent plus dans la musique pop. Elles touchent les chanteurs, chanteuses et groupes les plus populaires : Led Zeppelin, Lana del Rey, Ed Sheeran, Shakira, Sam Smith, Coldplay, Nirvana. Certaines chansons semblent clairement copiées. D’autres cas demeurent moins évidents.

Certes, les copieurs et les profiteurs doivent être sanctionnés. Mais deux cas récents montrent jusqu’où la justice peut aller. D’abord, celui de Katy Perry, qui doit payer 2,8 millions $ parce que sa chanson Dark Horse se serait beaucoup trop inspirée d’un obscur rap chrétien, Joyful Noise, composé par un dénommé Flame. Un peu avant, Robin Thicke et Pharrell Williams ont été sommés de donner 7,4 millions $ aux héritiers de Marvin Gaye parce qu’ils auraient plagié, avec la chanson Blurred Lines, le succès Got to Give It Up.

Qu’il soit clair dès le départ que je n’ai pas l’intention de défendre ces chansons. Surtout pas Blurred Lines qu’on a accusée à juste titre de participer à la culture du viol et de propager l’image de la femme-objet. Mais ces poursuites donnent l’occasion de réfléchir à des sujets comme la privatisation de l’art, la protection excessive des droits d’auteur, et aussi aux revenus astronomiques qu’engendrent les grands succès de la pop.

Un plagiat ? Quel plagiat ?

Quelques cas célèbres révèlent que certains musiciens ont clairement manqué d’inspiration en resservant presque note pour note une chanson connue ou inconnue. Par exemple, les Beach Boys, avec Surfin’ U.S.A., ont repris quasi intégralement Sweet Little Sixteen de Chuck Berry, avec de nouvelles paroles et de nouveaux arrangements. Le groupe a dû reconnaître que la paternité de la chanson revenait à son véritable auteur.

Le cas de My Sweet Love de George Harrison, dont les ressemblances avec He’s So Fine des Chiffons sont vraiment très fortes, est plus compliqué. Après un procès largement médiatisé, le juge a tranché en accusant le chanteur d’avoir fait un plagiat involontaire. L’ex-Beatles a payé très cher en tracasseries et en argent sonnant un acte peut-être réellement inconscient.

Les chansons Blurred Lines et Dark Horse n’offrent pas de pareilles similarités avec les modèles qui les auraient inspirées. Loin de là. La première chanson, surtout, est même très différente de celle de Marvin Gaye : à part un groove similaire, mais entendu mille fois ailleurs, ni la ligne mélodique, ni les harmonies, pas même le rythme sont comparables avec la soi-disant composition originale. Le jugement du tribunal en a déconcerté plus d’un·e.

Quant à Dark Horse, la ressemblance avec Joyful Noise se limite à un leitmotiv de trois notes, reprises dans un contexte très différent, ce qui semble de façon évidente bien peu pour soutenir une accusation de plagiat. Cette mélodie est d’ailleurs si peu inventive qu’on peut croire la défense lorsqu’elle affirme que Katy Perry et ses co-compositeurs n’avaient jamais entendu l’original.

Une tradition ou un crime ?

Pourtant, les emprunts en musique ont toujours été très fréquents et stimulent la création. L’essence même de la musique traditionnelle est de reprendre les œuvres des autres, de les transformer, dans un long processus, de les adapter au goût de l’interprète, de changer le rythme, les paroles, l’esprit même parfois. Cela, bien sûr, alors qu’au départ, la notion de propriété intellectuelle n’existait pas. En musique classique, les compositeurs ont très souvent pris plaisir à citer des prédécesseurs. Le cas de Richard Wagner est particulier : peut-être est-ce le premier grand plagiaire moderne, sa musique reprenant sans le dire (mais en les transformant) des passages de Hector Berlioz, de Felix Mendelssohn, de Giacomo Meyerbeer – sans que personne ne s’en offusque.

Le jazz se définit aussi par des emprunts à n’en plus finir, dans le style, dans les agencements de notes. Certains disciples reprennent de façon étonnamment semblable le jeu des grands maîtres. Combien de musiciens avons-nous entendus improviser comme John Coltrane, Oscar Peterson ou Miles Davis ? La structure du blues répète de façon inépuisable la même séquence d’accords, dans les différentes tonalités. Le standard de jazz, joué de toutes les façons, est la plupart du temps identifié à son auteur, mais très souvent celui-ci ne retire aucun revenu de ces reprises. Charlie Parker aimait composer des mélodies sur les séquences d’accords de chansons connues (la mélodie d’Ornithology, par exemple, a été écrite en empruntant les accords de How High the Moon).

Tout se complique à l’arrivée de la pop et des revenus extraordinaires générés par les plus grands succès. Les cas de poursuite se sont multipliés depuis les années 1960, à mesure que des outils juridiques de plus en plus affûtés se développaient en matière de droits d’auteur. Les derniers procès révèlent une tendance qui pourrait se perpétuer : les chansons sont désormais morcelées, une seule phrase musicale dans une chanson qui se développe autrement suffit pour justifier une poursuite. Ce qui pourrait aller loin : quiconque trouve une similitude entre une chanson qu’il a écrite et un succès du palmarès vient de gagner le gros lot.

Les montants générés par ces procès sont si élevés qu’ils deviennent une manne pour les cabinets d’avocats spécialisés en la matière. Une victoire peut aussi être vue comme la revanche du petit. Elle compenserait une situation où les revenus des artistes sont si mal répartis entre ceux et celles qui connaissent des succès démesurés sans nécessairement être meilleur·e·s que les autres et tant de chanteurs·euses qui restent méconnu·e·s et gagnent difficilement leur vie. Une bonne poursuite peut être vue comme un moyen de donner un coup de pied dans le derrière de ce système fondamentalement injuste. Même si ces poursuites demandent de bons investissements.

Poursuivre ou pas

Cette judiciarisation de la musique pop reste cependant inquiétante. Des enchaînements convenus d’accords et de courtes ritournelles deviennent des biens privés qui valent des fortunes. Un musicien responsable d’un emprunt est traité en criminel, comme le montre de façon caricaturale George Harrison dans la vidéo de la chanson This Song, écrite à la suite de ses démêlées judiciaires.

Peut-être que davantage de musicien·ne·s devraient adopter l’attitude de Ian Anderson du groupe Jethro Tull. Il est évident que l’air du couplet d’Hotel California, le méga succès des Eagles, est le même que dans la chanson We Used to Know de Jethro Tull. Pourtant, Anderson a refusé de se lancer dans un recours devant la justice qu’il aurait pu gagner. Il a plutôt déclaré au magazine Songfact : « C’est juste une même suite d’accord à un moment. Les mesures ne sont pas les mêmes, la tonalité non plus, et le contexte est différent. Et c’est un très très beau morceau qu’ils ont écrit ici, donc je ne ressens rien d’autre qu’une forme de joie pour eux. Et je me sens flatté aussi qu’ils aient proposé cette suite d’accords. »

Il faut admettre qu’une pareille attitude et une telle noblesse sont difficiles à reproduire dans un monde où l’argent coule à flots et où la gloire est une rareté qu’on s’arrache. Rien d’étonnant que ces poursuites se fassent d’ailleurs uniquement dans le monde de la grande industrie culturelle, principalement anglo-saxonne, si bien intégrée à l’économie capitaliste. Ailleurs, les musicien·ne·s continuent à se piller les uns les autres, sans que ça ne dérange personne, pour leur plus grand bien.

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