Dossier : Le populisme de gauche, à tort ou à raison ?
Difficile populisme de gauche
Le populisme oppose le peuple aux élites. Dans ce combat, il propose de construire une volonté populaire capable de ravir le pouvoir aux dominants. Le populisme rompt toutefois avec la démocratie lorsque cette construction s’opère par le haut, se matérialise par la voix d’un leader fort et concourt à l’exercice d’un pouvoir souverain au nom du peuple et non par lui. Il se sépare aussi de la gauche lorsqu’il soutient cette répartition hiérarchique du pouvoir plutôt que l’égalité de ses parts.
Qu’est-ce alors qu’un populisme de gauche ? Est-ce une vision toute théorique et quelque peu jargonneuse qui facilite d’autant son discrédit par le populisme de droite ? Est-ce une stratégie de communication simpliste qui incite, d’une part, les progressistes issu·e·s des couches populaires à conserver leur parler ouvrier et encourage, de l’autre, les plus lettré·e·s à le singer ? Est-ce enfin une doctrine substantielle qui pourrait être formulée en programme de gouvernement au Québec ? Testons cette dernière possibilité à partir de questions concrètes touchant à l’environnement, au féminisme, à l’immigration et aux droits de la personne. Nous prendrons ainsi la mesure du défi posé aux « populistes de gauche » sur des enjeux déjà cadrés par le populisme de droite.
Absoudre le peuple ?
Pour le populisme de droite, l’élite scientifique n’a pas de compétence particulière en matière d’environnement et aucune de ses études ne doit faire barrage à la croissance économique. La riposte d’un populisme de gauche pourrait fort bien accuser l’oligarchie économique de provoquer les véritables dangers environnementaux et la contraindre à en payer le prix. Mais y arriverait-elle sans s’appuyer sur le lexique technique des meilleures études scientifiques en la matière et sans décharger les « gens ordinaires » (locataires de voitures et titulaires de prêts hypothécaires pour des propriétés en banlieue) de leur responsabilité environnementale ?
La révolution féministe, dit le populisme de droite, est terminée. Il appartient maintenant aux immigrant·e·s d’emboîter le pas à « l’égalité homme-femme » pour faire partie du « peuple ». Or ne nous leurrons pas : les couches profondes de la culture populaire reproduisent rituellement le machisme et la binarité des genres. Par quel angle un populisme de gauche pourrait-il alors poursuivre une révolution qui ne laisse aucune tradition intacte, dût-elle être « populaire » ? Comment pourrait-il aussi éviter de scinder « l’unité du peuple » s’il reconnaît qu’en son sein la majorité des femmes sont toujours sous le joug du travail domestique invisible et qu’un trop grand nombre d’entre elles sont victimes de violence conjugale ?
Eux autres, les autres
La fiction de la crise migratoire, propulsée par le populisme de droite, est au pouvoir au Québec. Pas question d’y opposer faits et nuances, car « [on] ne peut pas défendre l’identité québécoise avec un gruau de mots que personne ne comprend [1] ». Comment le populisme de gauche peut-il combattre cette posture ? Peut-il simplement rappeler les faits quant au contrôle serré que la province exerce sur le choix des immigrant·e·s sans risquer de froisser l’opinion courante ? Doit-il résister au nationalisme conservateur en lui opposant le pluralisme promu par une poignée d’universitaires rassemblé·e·s autour du projet de l’interculturalisme dont les thèses sont hélas inconnues du grand public ? Doit-il dénoncer la fracture identitaire érigée en propagande par le groupe Québecor, quitte à s’aliéner l’électorat xénophobe vampirisé par la CAQ et le PQ, au provincial, et le Bloc, au fédéral ? Et comment le populisme de gauche peut-il ultimement se distinguer de ces mouvances s’il adhère au cadre piégé consistant à « construire le peuple » dans un horizon national ?
L’enjeu migratoire fait aussi dire au populisme de droite que le peuple souffre de la « tyrannie des minorités » et du « gouvernement des juges ». Sur la route du peuple libre, dit-il, l’État de droit est un obstacle. La gauche relève certes d’une longue tradition critique du « droit bourgeois » qui se contente de proclamer des libertés formelles sans assurer leur exercice réel. Cette critique du libéralisme hypocrite n’a pourtant rien à voir avec les litanies conservatrices quant à « l’excès de droits ». Pour la gauche, il n’y a pas de droits qui étouffent le commun, mais bien manque d’exercice commun de ces droits. C’est en ce point précis qu’une doctrine dite « populiste de gauche » montre sa faiblesse la plus manifeste. Comment concevoir l’arbitrage entre les droits de la personne et la constante menace d’une tyrannie de la majorité ? Comment concéder que des limites à la souveraineté sont nécessaires, y compris lorsque celle-ci émanerait des Actes du Peuple Tout Entier ?
Gains sociaux ou populistes ?
Sur le plan tactique, les tenants du populisme de gauche disent vouloir séduire l’électorat perdu aux mains des populistes de droite. Rappelons qu’afin d’être « crédibles » en matière d’économie, les partis de gauche européens ont « tactiquement » gouverné à droite. Ils y ont à la fois perdu leur base et leur crédibilité. La gauche refera-t-elle l’erreur de s’inspirer de ses adversaires et tenter d’employer à nouveau des moyens pervers dans le but d’atteindre le juste ?
Les succès historiques de la gauche surviennent lorsque le combat pour l’égalité sociale transcende toute autre considération, y compris nationale-identitaire. Environnement, féminisme, immigration et droits de la personne peuvent être situés sur le front de l’égalité sociale dont l’économie mondiale est le cadre surplombant. C’est la tâche à laquelle une stratégie de gauche doit s’atteler à l’heure de la puissance du populisme.
[1] Mario Dumont cité par Denis Lessard, L’instinct Dumont, Montréal, Voix parallèles, 2007, p. 403.