Dossier - Syndicalisme : comment faire mieux ?
Faut-il une grève pour la santé ?
Entrevue avec Julie Bouchard, présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ)
Les travailleuses de la santé subissent les graves inconvénients d’un système affaibli par des années de compressions budgétaires. Faut-il envisager une grève dans le secteur de la santé, voire une grève générale pour corriger cette situation intenable ?
À bâbord ! : Quelles seraient les principales raisons d’une grève en santé ?
Julie Bouchard : Je dirais d’abord le maintien et le développement d’un réseau de santé et de services sociaux public, accessible et universel. Il faudrait aussi des conditions de travail justes et décentes pour les professionnelles en soins. Il faut plus de prévention et d’éducation. Il est essentiel d’humaniser le réseau.
ÀB ! : Peut-on envisager une grande grève dans le réseau ?
J. B. : Une grève des professionnelles en soins est difficile à concevoir sans tenir compte des lois. L’exercice du droit de grève se fait lors du renouvellement de la convention collective avec le gouvernement, mais des critères doivent être considérés et des étapes bien distinctes doivent aussi être franchies pour obtenir ce droit de grève. Les professionnelles en soins donnent des services 7 jours sur 7, pendant 24 h, et elles ne peuvent pas abandonner les patients. L’État a la responsabilité de ne pas interrompre ces services. Le régime dans lequel nos membres évoluent prévoit le maintien de services essentiels pour garantir des soins de santé à la population. Ceci a pour effet de ne pas permettre à tout le monde de faire la grève en même temps. C’est seulement une fois que la situation et les besoins de santé de la population sont analysés qu’on peut parler de mandat de grève et de vote de grève.
ÀB ! : Et qu’en est-il de la grève sociale ?
J. B. : La grève sociale pose de grands défis qui vont au-delà des pouvoirs du mouvement syndical, qui doit chercher l’adhésion d’une majorité de personnes dans la société. Historiquement, les syndicats ont effectué ce travail pour obtenir des droits sociaux, mais ils ne sont parvenus à obtenir des gains que lorsque leurs revendications rencontraient une légitimité sociale. Prenons pour exemple la loi sur l’équité salariale, qui a été l’objet d’une longue lutte syndicale et communautaire des femmes, et qui a fini par toucher l’ensemble de la société. Pour la santé, une prise de conscience doit avoir lieu afin de réussir à en faire une lutte collective.
ÀB ! : Quelles sont les grandes résistances devant ce projet de grève ?
J. B. : Faire une grève sociale nécessite une coordination des différents acteurs sociaux. La pandémie nous a forcées à nous tourner d’abord vers nos membres qui étaient au front, à consacrer toutes nos énergies à la protection de leur santé et de leur sécurité, pour qu’elles ne tombent pas au combat.
Dans tous les secteurs d’activités, la pandémie a désorganisé la vie d’avant. On a tenté de se mobiliser contre tant de choses dans les deux dernières années (les arrêtés gouvernementaux, la gestion des horaires et du temps supplémentaire obligatoire, la suspension des conventions collectives, le matériel de protection, etc.). Au quotidien, il fallait se battre pour que les professionnelles des soins puissent faire leur travail en sécurité. La sécurité est devenue notre principale bataille. Le gouvernement a tardé à comprendre les conséquences de l’absence de réactivité des employeurs et du manque de personnel dans les CHSLD – par ailleurs vétustes. Il fallait talonner quotidiennement les décideurs du ministère de la Santé et des Services sociaux et les inspecteurs de la CNESST. Il a même fallu aller devant les tribunaux pour forcer les employeurs à fournir de l’équipement de protection ! C’était l’urgence ! Nous étions à mille lieues d’une grève sociale… Nos membres ont exprimé leur colère. Mais nous étions coupées de la possibilité de les rencontrer physiquement. Les réseaux sociaux sont devenus des lieux stratégiques de contact avec elles.
À partir du 13 mars 2020, le gouvernement a monopolisé quasi quotidiennement l’espace public au Québec. Face à un gouvernement perçu par la population comme efficace, responsable et généreux, c’était un réel défi pour les instances syndicales de contester des décisions arbitraires et de reprocher une absence d’écoute. La mobilisation des membres et l’accumulation de leurs témoignages sur la place publique ont permis de soulever des doutes sur la gestion du gouvernement et ont pu entraîner et alimenter les enquêtes de la Protectrice du citoyen sur la gestion de la première vague et l’enquête de la coroner sur les décès survenus dans les CHSLD pendant la première vague. Mais les stratégies de communication ne peuvent pas remplacer la mobilisation. Il faut donc repenser la mobilisation dans ce contexte de pandémie, mais aussi penser à d’autres types de mobilisation pour provoquer les changements réclamés par la société.
ÀB ! : Pensez-vous qu’on peut rallier la population pour défendre des services publics en santé ? Et si oui, de quelle manière ?
J. B. : Les politiques d’austérité et des années de négligence ont grandement fragilisé notre système de santé et de services sociaux. La pandémie a révélé cette fragilité et obligé le gouvernement à « mobiliser » l’ensemble de la société pour épargner le système de santé qui était en surcharge. Évidemment, il ne s’agit pas ici d’une mobilisation syndicale, mais plutôt d’une mobilisation dans l’urgence pandémique, motivée par des raisons de santé publique, mais également par des préoccupations économiques. Si tout le monde tombe malade, plus rien ne fonctionne. Toutefois, il y a une forme de prise de conscience collective des problèmes auxquels nous faisons face, et jamais les professionnelles en soins n’auront eu autant de messages de soutien qu’en ce moment.
Même s’ils le font depuis de très nombreuses années, les syndicats doivent saisir cette occasion pour informer la population et les acteurs sociaux de ce que vivent les travailleuses. Il ne faut pas oublier que les conditions de travail déterminent en grande partie la qualité et la sécurité des services. La FIQ dénonce depuis plusieurs années le temps supplémentaire obligatoire (TSO). Nous avons démontré que le travail forcé, devenu un mode de gestion quotidien, avait un impact direct sur la qualité et la sécurité des soins, parce qu’il est évident que l’état de fatigue des soignantes après seize heures de travail consécutif peut affecter la qualité des soins. Le 8 avril 2019, nous avons posé un ultimatum au gouvernement et aux employeurs, et refusé de fait le TSO pendant 24 heures à l’échelle nationale. En 2021, nous avons réaffirmé que « le TSO, c’est un assassinat professionnel » et qu’il tue le réseau. Le message, à force d’être répété encore et encore, a été reçu : les citoyen·nes savent maintenant que le TSO, c’est inacceptable, comme nous l’a confirmé un récent sondage où nous apprenions que 74 % des Québécois·es jugent que le recours au temps supplémentaire obligatoire devrait être interdit.
Mais il ne suffit pas de dénoncer, il faut maintenant faire face à la situation. Personne ne peut rester indifférent·e devant des problèmes comme le report d’interventions chirurgicales ou de traitements en santé physique et mentale. Personne ne peut demeurer insensible face à la souffrance. Si les citoyen·nes peuvent se rallier, les gouvernements du Québec et du Canada doivent aussi s’entendre, notamment en augmentant les transferts de fonds fédéraux. C’est une responsabilité collective et partagée. Tout le monde a intérêt à remettre sur pied le réseau de la santé et de services sociaux : les syndicats, le gouvernement, les entreprises, et les citoyens.
Selon nous, quand on aborde la question d’une grève sociale et plus particulièrement en santé, il est clair qu’il faut un consensus social pour transformer la situation. Comme pour plusieurs grandes batailles syndicales menées par le passé, cette transformation ne passera pas forcément par une grève sociale, mais par la multiplication des moyens d’action et par l’adhésion d’une très grande partie de la population. Au moment où je vous parle, nous pensons avoir cet appui, et il faudra maintenir nos efforts pour que, après la pandémie, on n’oublie pas ce qui s’est passé et qu’on puisse améliorer le réseau de la santé grâce à de nouvelles formes de mobilisation collective.