Privatisation de l’amitié et placement de produit

No 056 - oct. / nov. 2014

L’empire Facebook

Privatisation de l’amitié et placement de produit

Claude Vaillancourt

Pourquoi écrire sur Facebook aujourd’hui ? L’entreprise est si solidement implantée qu’elle s’impose comme une évidence, un poids lourd incontournable de la communication, un réseau aimé ou détesté, mais qui dépasse de loin tous ses concurrents. Un tel empire a nécessairement subi sa part de critiques. Pourtant il se maintient et se renforce, obtient un appui systématique même de ceux et celles qui s’y opposent, parce qu’ils n’ont pas le choix d’y adhérer, disent-ils. En ce sens, Facebook ressemble à bien des multinationales qui occupent presque une position de monopole.

Le grand succès de Facebook est d’avoir poussé la privatisation à un niveau jamais atteint, celui des relations interpersonnelles, voire de l’amitié. Les avancées des grandes entreprises ont été particulièrement considérables ces dernières années : dans les services publics, l’éducation, la culture, l’alimentation ; les marques sont omniprésentes, affichent leur logo bien visible comme un drapeau sur un territoire conquis et créent envers elles une dépendance dont il devient de plus en plus difficile de se défaire. Avec les différents centres commerciaux qui se sont implantés partout, et qui ont largement contribué à désertifier les centres-villes, c’est la place publique qui s’est privatisée et qui soumet nombre de déplacements de la population aux besoins et aux règles de l’entreprise.

Facebook permet de faire un pas lui aussi spectaculaire : la sphère intime devient le terrain de cette nouvelle entreprise. Les réseaux d’amis, les préférences culturelles, les goûts de chaque membre sont désormais soumis à une entreprise multinationale qui se sert de cette matière qu’on aurait crue sans valeur, insaisissable, touchant à la fois le futile et l’essentiel, pour réaliser des milliards de dollars de profits. Le mérite du fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, est sans doute d’avoir perçu comme une mine d’or ce qui ne valait rien, du moins en apparence.

Utilisateurs capitalistes

Les utilisateurs et utilisatrices de Facebook voient leurs goûts et leurs amitiés régis par de puissants ordinateurs qui établissent des liens à la moindre trace laissée sur leur page ou sur celles des autres. Plusieurs entreprises procèdent de façon semblable, comme Amazon, mais leur vocation commerciale est claire et nette, et ces rapprochements concernent uniquement des produits, en fonction de ceux consultés ou déjà achetés. Facebook semble faire des miracles pour certains : l’entreprise parvient à tisser des liens avec des ami·e·s disparu·e·s ou oublié·e·s, à faire connaître des artistes surprenant·e·s, à inviter ses membres à des événements qu’ils ignoreraient autrement, à accélérer de façon démentielle la transmission de l’information. Certains s’en réjouissent ou s’en émerveillent. D’autres s’inquiètent qu’une entreprise cotée en Bourse et si influente puisse en savoir autant sur eux-mêmes.

L’esprit capitaliste de l’entreprise se transmet aisément chez ses utilisateurs et utilisatrices. Rien n’est plus ineffable que l’amitié : on a des amis intimes, d’autres chers et lointains, et beaucoup dont on ne sait pas très bien s’ils sont ou non de véritables amis. Les ami·e·s Facebook existent ou n’existent pas, l’amitié ne se nuance pas, mais se chiffre : j’ai une quantité bien déterminée d’ami·e·s Facebook qui peut croître sans trop de difficulté et que je peux comparer avec d’autres camarades. Leur nombre élevé est un signe indéniable de popularité, qui se calcule avec précision, même si tous et toutes reconnaissent que ces statistiques sont peu significatives.

Cette vision comptabilisable se transmet aussi par l’icône « j’aime », qui permet de porter un jugement tout aussi simpliste sur les choses. Entre l’amour pour un sujet quelconque et une absence d’amour, mille nuances sont absentes, au grand plaisir des publicitaires, qui ne veulent surtout pas s’enfarger dans les détails de l’opinion personnelle, et pour qui chacun des clics sur l’image équivaut à un hameçon auquel on a mordu. L’utilisation de l’icône leur donne une idée précise des goûts et des parcours des utilisateurs et leur permet de savoir comment s’adresser efficacement à eux. En 2013, Facebook a réalisé 7 milliards de dollars de revenus publicitaires sur un total d’environ 8 milliards. Cela révèle sa vraie nature : Facebook n’est pas tant un réseau social qu’une des plus importantes entreprises de publicité.

La page Facebook est d’ailleurs un excellent placard publicitaire. Tous peuvent admirer les annonces ciblées qui y apparaissent inévitablement. Mais la privatisation de l’amitié permet d’inventer une façon encore plus économique et efficace de faire vendre des produits que par les méthodes traditionnelles : les membres se transforment eux-mêmes bénévolement en placards publicitaires, et font la promotion de biens qui se vendent, multipliés et sous contrôle par les clics enregistrés (contrairement aux conseils prodigués de vive voix), grâce à la confiance suscitée tout naturellement par l’ami, heureux utilisateur des produits et services mentionnés.

Plusieurs critiques contre Facebook concernent son utilisation abusive de données personnelles. Ces données restent en mémoire même si le compte a été désactivé (pour y échapper, il faut plutôt utiliser un formulaire de suppression – et cela selon certaines conditions, ce que bien des utilisateurs ne connaissent pas). Par ces données accumulées, Facebook devient un excellent outil de surveillance, avec la collaboration implicite de celles et ceux qui en sont victimes.

Une immense force d’attraction

Dans Stardust memories, Woody Allen montre bien le dilemme qui se pose désormais à tous, en lien avec Facebook. On voit Allen dans un wagon de train vétuste, rempli de personnages âgés, étranges, inquiétants. Celui-ci regarde de sa fenêtre un autre train rempli de jeunes gens souriants, heureux et qui fêtent joyeusement. Dans cette scène onirique, le personnage souffre de façon évidente de ne pas se trouver au bon endroit au bon moment. Ce que doit ressentir le non-utilisateur de Facebook, privé d’invitations incontournables, d’informations clé et surtout, d’amis, de ces amitiés qu’il faut entretenir et qui donnent un sens à l’existence : il devient un perdant, un exclu, quelqu’un qui ne saisit pas l’intensité de la vie. Il n’est jamais facile, donc, pour qui que ce soit, de choisir le train moche et bringuebalant.

La force de Facebook provient aussi de la fréquence avec laquelle on cite son nom. Peut-être pourrait-on le qualifier de champion du placement de produit. Le nom « Facebook » se retrouve partout, sans cesse nommé ici et là, pour se rappeler constamment même à ceux qui ne s’y intéressent pas le moins du monde. On ne dit pas, par exemple : « je m’en vais travailler sur mon ordinateur Apple » ou « je vais aller prendre de l’essence à la station Esso », ou encore « je vais me distraire en écoutant ma télévision Samsung ». Pourtant, si je dis « je consulte ma page… » sans ajouter « Facebook », ma phrase n’a plus de sens.

Outre cette énonciation presque obligatoire de la marque, celle-ci apparaît sur un nombre remarquablement élevé de sites web (souvent avec la mention « consultez notre page Facebook »). Elle voisine inévitablement avec la marque Twitter, dont la portée est cependant moindre puisque cette entreprise ne s’alimente pas de l’intimité des gens et limite de façon radicale la portée des discours, en restreignant le nombre de caractères utilisables. On retrouve l’icône de Facebook même sur les sites des organisations ou entreprises les plus subversives et les plus critiques des agissements des grandes corporations (À bâbord ! a la discrétion de ne pas l’afficher sur la page d’accueil de son site). Toutes n’ont pas la cohérence et la radicalité de la CLAC de Montréal (Convergence des luttes anticapitalistes) qui affirme sur sa page, dans un langage plutôt mal embouché : « La CLAC a résolu de ne pas utiliser Facebook pour promouvoir ses activités parce que c’est une grosse corporation sale qui pue. Veuillez plutôt visiter [notre] site. »

Le piège Facebook

Cette omniprésence de la marque Facebook est bien sûr un piège. Ne pas avoir sa page Facebook équivaut presque, pour une organisation, à ne pas exister. Le besoin est créé par un effet de contagion dont on n’arrive plus à sortir. S’occuper de la page consomme de l’énergie : il faut la remplir de documentation pertinente, bien doser son contenu, se débarrasser des emmerdeurs (ou « trolls »), jauger constamment ce qui y est acceptable ou non, selon les objectifs de l’organisation, sans brimer le droit à chacun de s’exprimer, etc. Sans que rien de cette activité ne soit un précieux apport aux objectifs de l’organisation.

Le piège Facebook s’est si solidement refermé que très peu d’organisations remettent en question leur adhésion à la grande multinationale. La compagnie s’enorgueillit d’avoir 1,2 milliard d’utilisateurs actifs chaque mois et d’afficher une progression de 55 % de ses revenus depuis 2012. Pourtant, l’édifice est plus fragile qu’on pourrait le croire : selon un sondage publié sur le site ZDNet, 22,87 % des répondants sont inactifs et ne vont plus sur le site Facebook, et 22,38 % ont fermé leur compte  [1].

On peut rêver d’un grand mouvement international de désaffectation envers Facebook : des personnes et des organisations qui quitteraient par milliers la multinationale. Facebook verrait décroître la valeur de ses actions et l’entreprise connaîtrait la banqueroute. Peut-être qu’un autre réseau social apparaîtrait, communautaire et collectif cette fois, sous le modèle de Linux, posant une barrière à la publicité et aux compilateurs de données personnelles. Ou peut-être que ce ne serait même pas nécessaire, les gens trouveraient tout simplement d’autres façons d’entretenir leurs amitiés, et les organisations et les individus prendraient d’autres moyens pour faire leur promotion.

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