Contre la justice sociale
Taxes régressives et frais aux usagers
L’impôt progressif sur le revenu est sans doute l’une des meilleures façons que l’on ait trouvé pour répartir équitablement la richesse. Selon son principe, plus on gagne, plus la contribution à l’impôt est proportionnellement élevée. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, les riches de rester riches. Malheureusement, au cours de ces 30 dernières années, l’establishment a résolu, sans débat public, de changer ce régime fiscal pour privilégier les taxes à la consommation et l’augmentation des frais aux usagers, qui ne tiennent pas compte des moyens de payer. La transformation est injuste : désormais, les pauvres et la classe moyenne paieront davantage, et les riches, beaucoup moins.
Quand les boutefeux de l’ultralibéralisme s’en prennent aux « taxes », prétendument plus élevées au Canada qu’ailleurs dans le G7 [1], ils font rarement la distinction entre les impôts sur le revenu et les taxes régressives – TVQ et TPS. Les premiers sont encore quelque peu progressifs, étant cotisés selon trois paliers de revenus. Par contre, les taxes sur les biens et les services frappent chaque individu au même taux unique, sans égard à ses revenus. De sorte que le sans-abri paie la TVQ au même taux que Paul Desmarais.
Ajoutons que les frais aux usagers, qu’exigent les gouvernements et les instances publiques, sont aussi régressifs. Ces tarifs sont de plus en plus nombreux et de plus en plus élevés. Mentionnons entre autres ceux d’Hydro-Québec, les frais de scolarité, du transport en commun, de la poste et d’enregistrement, les droits de douane, les frais des garderies de la petite enfance, les frais médicaux non couverts par l’assurance maladie, les primes d’assurance automobile, etc. Au début de décembre 2008, nous apprenons qu’Hydro-Québec veut encore hausser ses tarifs. Depuis 2004, ses hausses s’élèvent à 19,4 %.
Pédale douce sur les coupures d’impôts ?
Depuis qu’à l’instar des banques de Wall Street, les banques canadiennes et autres investisseurs institutionnels ont indiqué leur intention de se faire rembourser par Ottawa les pertes subies à cause de leurs mauvais investissements, les porte-parole du monde des affaires mettent la pédale douce aux demandes de coupures d’impôts, car il faudra bien que les contribuables fournissent le prix de ces cadeaux aux banques.
Mais alors que les Lucides et leurs émules mettent en sourdine la campagne contre les impôts, des politiciens, des chroniqueurs et journalistes des pages des affaires, des économistes de service, par inconscience ou par ignorance, prônent la hausse des taxes régressives et des tarifs aux usagers. Quelques exemples : le Rapport Montmarquette [2], qui prétend que nous baignons en pleine culture de la gratuité ; Pauline Marois qui trouve « intéressante » l’idée d’augmenter la TVQ pour profiter de la réduction de la TPS par le ministre fédéral des Finances ; et le président de l’Association des jeunes médecins du Québec, François-Pierre Gladu, qui propose l’augmentation de la TVQ et des frais aux usagers afin de financer le remboursement accéléré de la dette publique du Québec [3], même si celle-ci n’a rien de catastrophique, se situant dans la moyenne du G8 par rapport au PIB. En 2007, les économistes Jean-Louis Garon et Alain Therrien [4] ont exprimé leur admiration à l’égard de Brian Mulroney pour avoir eu le « courage » d’imposer la TPS aux Canadiens. Et, comble de zèle ultralibéral, le gouvernement du Nouveau-Brunswick propose de remplacer les quelques paliers des impôts par un taux unique – et compenser le manque à gagner qui en résulterait en augmentant de 2 % la taxe de vente provinciale.
Pendant ce temps, les gouvernements fédéraux et provinciaux ont diminué de façon marquée la progressivité des impôts. Selon une étude de la Chaire d’études socioéconomiques de l’UQAM, « alors qu’un contribuable déclarant une rémunération annuelle de 100 000 $ consacrait à l’impôt sur le revenu une part de ses revenus supérieure de 30 % à celui gagnant 50 000 $, cette différence entre les deux diminuait à 9 % lorsque l’on tenait compte de l’ensemble des taxes. Force est de constater qu’à partir d’un revenu annuel de 50 000 $, la progressivité de l’ensemble du régime fiscal québécois s’évapore » [5]. Cette progressivité est d’autant plus réduite que les diverses augmentations de tarif décrétées par les gouvernements péquistes et libéraux pénalisent les plus défavorisés.
La logique, pour ainsi dire, de la vulgate néolibérale qui sous-tend l’argumentaire en faveur des taxes régressives et des frais aux usagers est que le gros de la recette fiscale ne devrait pas venir de ceux qui investissent et créent la richesse et les emplois. Malheureusement, depuis le milieu des années 1980, les riches et les entreprises importantes investissent très peu dans l’économie réelle, se servant des sommes non payées en impôts pour racheter des entreprises déjà existantes, pour spéculer sur les taux de change et d’intérêts, quand ce n’est pas pour simplement virer des fortunes dans les paradis fiscaux. Une des motivations du monde des affaires pour inciter les gouvernements à multiplier et à augmenter les frais aux usagers des services publics est de discréditer le secteur public afin de faciliter les privatisations.
Quand, au cours des dernières années, Ottawa a légèrement rabaissé le taux de la TPS, même si cette baisse était le fait du gouvernement ultralibéral de Stephen Harper, de nombreux rédacteurs et chroniqueurs ont trouvé à redire, citant des économistes selon qui un tel ajustement n’est pas « efficace ». Comme si l’argument d’autorité suffit, sans tenir compte du fait que les économistes à la solde des banques et de Bay Street ne sont pas nécessairement qualifiés pour évaluer des questions de justice sociale, ni même de l’efficacité au plan social et économique.
Adam Smith oublié
Les néolibéraux, qui favorisent la fiscalité régressive, aiment invoquer Adam Smith à l’appui de leurs thèses libre-échangistes et en faveur du marché libre. Par ailleurs, ils passent sous silence ce qu’il a écrit sur les taxes et les moyens de payer : « Les sujets de tout État devraient contribuer au soutien du gouvernement, autant que possible en proportion de leurs capacités respectives, c’est-à-dire, en proportion du revenu dont ils jouissent respectivement sous sa protection… L’observation de cette maxime constitue ce qu’on appelle l’égalité ou l’inégalité de l’imposition. » [6] Cette maxime était consacrée en 1789 à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, adoptée à la suite de la Révolution française. Son principe subsiste aujourd’hui sous le vocable de justice fiscale verticale [7], qui signifie que les impôts qu’un contribuable paie doit tenir compte de son niveau dans l’échelle des revenus.
Les 30 dernières années ont vu des très riches, surtout du secteur des finances, s’enrichir davantage aux dépens de la société en général, au fil des bulles spéculatives qui ont mené à la crevaison de la dernière bulle, découlant des subprimes. Dans un tel contexte, il est déplorable de voir les think tanks de la droite affairiste persister dans leurs démarches en vue de faire payer les pauvres et ce qui reste de la classe moyenne, dont les revenus stagnent ou baissent depuis les années 80. D’après Statistique Canada, en 1985 le revenu moyen au Canada était de 30 000$. En 2008, en dollars constants, il est de 30 033 $.
Si d’une part les Montmarquette et autres favorisent les taxes régressives malgré la montée des inégalités, le tsunami financier qui frappe le G20 depuis août 2007 a incité le premier ministre britannique, Gordon Brown, à inclure dans son projet de sauvetage de l’économie de son pays une baisse de 2,5 % de la TVA – l’équivalent de la TPS. Cette mesure va-t-elle se propager dans les pays affectés par l’actuelle récession ? On ose l’espérer, quoique le projet au Nouveau-Brunswick d’un impôt à taux unique n’est pas encourageant. Par ailleurs, une véritable réforme fiscale et sociale éliminerait carrément les taxes régressives et mettrait fin à la multiplication et hausses des frais aux usagers, tickets modérateurs et autres impositions régressives. Pour compenser, on rétablirait un régime d’impôts sur le revenu véritablement progressif, avec plus de paliers, des taux élevés applicables aux riches, tout en éliminant les abris et les paradis fiscaux, ainsi que les échappatoires et avantages qui profitent aux contribuables aisés.
[1] Ce qui est faux d’après des études du cabinet de fiscalité KPMG.
[2] Claude Montmarquette et Joseph Facal, Mieux tarifer pour mieux vivre ensemble : Rapport du groupe de travail sur la tarification des services publics, Québec, 2008.
[3] « Pour léguer un avenir prometteur », Le Devoir, 15 novembre 2008.
[4] Le prédateur et imposteur : La politique économique selon Jean Chrétien et Paul Martin, Éditions Michel Brulé, Montréal, 2007.
[5] Gino Lambert, Sylvain Charron et Jean-Eddy Péan, Le système fiscal québécois est-il vraiment progressiste ?
[6] Adam Smith, Enquête sur la nature et les causes de la richesse des Nations, Livre 5, Presses universitaires de France, Paris, 1995 (publié en anglais en 1776), p. 929.
[7] Vertical equity : Vern Krishna, The Fundamentals of Canadian Income Tax, p. 12.