Débat politique
{Québec en mouvements} - Un pavé à côté de la mare...
Comme bien d’autres, nous avons d’abord salué la parution du livre Québec en mouvements sous la direction de Francis Dupuis-Déri. Enfin ! En ces temps troubles, nos mobilisations, nos expériences et nos luttes feraient l’objet d’un bouquin en bonne et due forme, qui pourrait servir autant aux activistes d’aujourd’hui qu’à ceux et celles de demain. Hélas… cet enthousiasme fut de courte durée. Ce genre de contribution est rare et nous aurions espéré de la part d’un tel collectif des analyses approfondies et des pistes d’action inspirantes… pour une gauche et une extrême gauche qui en ont grandement besoin ! Sans décortiquer tous les chapitres, par ailleurs très inégaux, composant Québec en mouvements, nous portons un regard général sur l’ouvrage pour mettre de l’avant certaines critiques et réflexions qui nous semblent fondamentales dans les circonstances. Et bien que la rédaction nous mette elle-même en garde face aux limites de ce genre d’ouvrage, nous ne pouvons laisser de côté certains passages qui donnent dans la réécriture historique.
Une relecture de l’histoire
Une grossière erreur apparaît dès le premier chapitre signé par Diane Lamoureux. On y indique que l’action au Complexe G à Québec, en novembre 1997, serait le premier acte du mouvement contre la mondialisation et aurait « donné naissance au Commando bouffe qui expropria le buffet de l’Hôtel Reine-Élizabeth » (p. 33) au mois de décembre 1997. Or, mis à part le fait que cette deuxième action du genre du Comité des sans-emploi Montréal-Centre (CSE) était annoncée depuis longtemps, qu’elle n’avait absolument rien à voir avec le « néolibéralisme » ou la mondialisation mais tout à voir avec le capitalisme et la pauvreté « bien de chez nous », ces deux coups d’éclat furent organisés par deux groupes à couteaux tirés qui ne manquaient jamais de se dénoncer dans leurs réseaux respectifs. Le premier appartenant à la tendance de la « non-violence sectaire » et le deuxième, qualifié de violent quelques années plus tôt, entrant davantage dans le courant dit de la « diversité des tactiques »…
Dans une mise en contexte théorique un peu déroutante où on note « qu’on peut voir dans l’organisation en réseau soit le propre des nouveaux mouvements sociaux, soit le reflet de l’organisation sociale dominante » (p. 22), on parle de « réseaux largement virtuels », de son caractère « horizontal et réticulaire » et finalement du passage à la « modernité liquide » avec un « militantisme à la carte » et des « implications à géométrie variable »… Mais à la lecture, on cherche en vain la réponse à la question qui tue : pourquoi, après une fulgurante ascension qui a probablement culminé à Gênes en 2001 avec la mort de Carlo Giulani, « le mouvement des mouvements » est-il tombé aussi rapidement pour ne représenter aujourd’hui qu’une force de contestation négligeable ?
On aurait apprécié autre chose que l’apologie des formes d’organisations horizontales, où toutes les luttes s’équivalent politiquement, où la forme devient plus importante que le fond, et où la recherche d’ouverture et d’inclusivité n’a d’égal que la cacophonie et la confusion. L’argument facile étant bien sûr d’opposer cette nouvelle façon de faire à celle, dite sectaire et verticale, de certains groupes marxistes-léninistes. Sauf qu’entre « rien n’a d’importance que la construction du parti » et une organisation tellement décentralisée qu’elle peut mourir sans que ses membres s’en aperçoivent, la dialectique devrait nous permettre de dépasser ce cul-de-sac organisationnel !
Ce côté éclectique – pour rester poli – du mouvement contemporain est d’ailleurs abondamment critiqué dans le chapitre signé par Jean-Philippe Warren. Malgré un cynisme certain, il est le seul auteur de l’ouvrage à esquisser une franche critique, et surtout à ne pas tomber dans l’autocélébration de groupes politiques « amis », une tendance particulièrement irritante du bouquin. L’absence de cohésion et l’aspect « parler pour parler » du mouvement y sont bien décrits et constituent, selon nous, des raisons importantes du marasme qui frappe actuellement l’extrême gauche. Nous sommes d’avis que ledit mouvement ne pourra éternellement faire l’économie d’un débat sur la pertinence stratégique et tactique d’une telle diversité, que plusieurs considèrent comme une force de « l’anarchisme » ou du « mouvement libertaire », mais qui finit aussi par ressembler à une série de cliques affinitaires ou identitaires travaillant en silo dans une certaine zone de confort. Souhaitons-nous rapidement la maturité et l’intelligence collective pour passer de la parole aux actes…
De tout et son contraire
Le mythe selon lequel il ne se serait rien passé durant les décennies 80 et 90 et que les années 2000 marqueraient le retour « de la gauche » est une vue de l’esprit qui ne résiste pas à la confrontation empirique des faits et de l’histoire. L’émergence incroyable de l’Internet nous berce dans l’illusion que nos idées et nos actions gagnent du terrain… Mais depuis toujours, la lutte des classes est faite d’avancées et de reculs, où la violence étatique et patronale n’a d’égale que l’intensité de l’assaut des classes populaires. Les quinquagénaires ex-gauchistes qui ont bien réussi pour eux-mêmes tiennent le même discours : tout dans les années 60-70 et rien depuis… Il y a toujours eu des luttes. Si le capital a connu un apogée dans son déploiement idéologique et répressif depuis un quart de siècle, les opprimées ont toujours été en mouvement. Notre défi est de tirer le maximum de leçons de ces luttes pour dorénavant mieux les réussir.
Pourtant, le collectif d’auteurEs donne beaucoup dans le « avant moi le déluge ». Comme si, à part quelques marches sporadiques de la FFQ, rien n’avait existé avant le Sommet de Québec. Pourtant, il n’y a qu’à jeter notre regard sur la précédente décennie pour y constater que les luttes se comparent favorablement à celles d’aujourd’hui.
Pour mémoire : la campagne remportée contre la montée de l’extrême droite de 1989 à 1995 ; la manifestation de 45 000 personnes le 17 février 1994 contre les coupures dans l’assurance-chômage (soit autant qu’à Québec en avril 2001 !) ; la manifestation de décembre de la même année provoquant la suspension des audiences publiques sur la réforme de l’assurance-chômage ; la manifestation historique contre la présence à Montréal de l’organisation américaine Human Life International (HLI) en avril 1995. La seule année 1996 fut le théâtre d’une imposante grève étudiante (plus de 40 associations), de manifestations radicales contre les deux sommets socioéconomiques du PQ, d’une spectaculaire émeute devant l’Assemblée nationale où la police fut sérieusement prise à partie, du Snack de minuit le 29 juillet 1996 au carré Berri, des pressions pour la création de l’ « X » rue Sainte-Catherine, et ce, sans parler des appuis concrets en solidarité à la lutte encore plus imposante contre le gouvernement Harris en Ontario…
Faut-il donc rire ou s’insurger en lisant au verso de la couverture que « Québec 2001, c’est en quelque sorte le révélateur spectaculaire d’une vague de fond qui trouve son impulsion de départ dans la Marche du pain et des roses en 1995 » ? Qu’on fasse une place de choix au mouvement des femmes qui est trop souvent occulté est une bonne chose, mais ce genre de révisionnisme historique est carrément grossier. Les Sorcières (groupe féministe radical dont il est dit beaucoup de bien dans le livre) n’ont-elles pas consacré une pleine page de leur journal pour dénoncer Françoise David lorsque celle-ci utilisa sa tribune, en avril 2001 et à de nombreuses autres reprises, pour accuser tout ce qui bougeait à sa gauche et les actions militantes qu’elle jugeait trop « violentes » ? Comme ce fut le cas en 1996 alors qu’elle s’en prenait vertement à celles et ceux qui osaient manifester rageusement devant l’Hôtel Sheraton contre le consensus bidon du sommet socioéconomique du PQ. Plus récemment, en octobre 2005, la FFQ refusait d’appuyer la coalition Avortons leur congrès… afin de protéger la liberté d’expression de la droite qui forme aujourd’hui le gouvernement Harper ! Ce serait donc cette organisation de « féministes à cravates », dixit un ancien numéro du journal Les Sorcières, qui serait l’impulsion « d’une vague de fond » radicale et anarchisante qui s’est mouillée à plus d’une reprise aux salves de lacrymogènes et aux coups de matraque ? Nous ne mangeons pas de ce pain-là et notre inspiration est tout autre.
Du défaitisme en milieu universitaire
On vante le Québec en mouvements, mais on certifie que « De tous les mouvements sociaux au Québec, c’est le mouvement masculiniste qui a effectué les actions directes de perturbation les plus efficaces depuis quelques années » (p. 252). On doute de la justesse d’une telle évaluation, mais surtout, on regrette le manque d’analyse et de pistes de solutions pour qu’il en soit autrement !
Selon nous, un tel ouvrage, qui se veut un survol du paysage politique de la gauche et de l’extrême gauche québécoise, devrait conclure par un vibrant plaidoyer à continuer la lutte et sur l’urgence pour les révolutionnaires de « relever leur jeu d’un cran ». Vis-à-vis des crises militaires, économiques, politiques, sociales et écologiques considérables dont notre petite planète est affligée, comment peut-on ne pas être habité par cette nécessité impérative ? Un autre demi-siècle de ce régime patriarcal et capitaliste (le mot qui fait peur !) sera peut-être fatal à l’humanité ! Pour notre part, nous reprenons sans hésiter les deux termes de l’équation « socialisme ou barbarie » avec l’appréhension douloureuse de sombrer peu à peu vers les abîmes de la barbarie. Mais l’indignation, le refus de l’inévitable, la nécessité de s’organiser et de lutter doivent nous guider.
Alors pourquoi présumer d’une défaite commune inévitable : « Enfin, que dira-t-on dans 40 ou 50 ans des rebelles qui ont fait le saut dans le nouveau millénaire, le poing levé ? […] Sans doute ridiculisera-t-on la “génération Seattle”, pour s’être embourgeoisée et pour vivre en contradiction avec ses principes de jeunesse, ou lui reprochera-t-on les maux sociaux et moraux d’alors, soit la surconsommation (encore ?), l’individualisme (toujours !), la perte de repères et la dissolution de la famille (pourquoi pas ?) » (p. 259). Ce n’est pas le regard des gérants d’estrade qui doit nous préoccuper mais bien la quête de changements réels.
Nous ne sommes peut-être pas à la veille du grand soir, mais de là à pérorer à coup sûr que les crises qui séviront dans les 50 prochaines années n’entraîneront pas une rupture de l’ordre social existant, il y a une boule de cristal que nous refusons de croire. Reste finalement à espérer que les activistes et les universitaires de demain auront, dans un avenir pas trop lointain, quelque chose d’un peu moins désabusé à se mettre sous la dent.