Crise du capitalisme financiarisé

No 028 - février / mars 2009

Quels espoirs et occasions pour la gauche ?

Crise du capitalisme financiarisé

Éric Pineault

Que le capitalisme soit en crise, et que cette crise soit majeure et affecte le cœur de ce régime économique ne font maintenant aucun doute. Les signes avant-coureurs d’une reprise, d’un quelconque retour à la normale, espérés depuis un an ne se manifestent toujours pas. Au contraire, depuis l’automne la crise financière s’étend à d’autres secteurs et se consolide en crise économique majeure. Ceux qui ne croyaient qu’à un léger, court et nécessaire ajustement après la folie momentanée des subprimes* commencent à réaliser l’importance des déséquilibres ainsi que des contradictions structurelles qui se sont accumulées dans le cadre du capitalisme financiarisé. Celles-ci sont principalement de deux ordres : financier et ordinaire.

La structure financière du capitalisme contemporain

Depuis les années 1980, une déréglementation et une libéralisation financières ont permis une expansion inédite de la sphère financière, de son ampleur, de sa puissance et de ses modes de valorisation spéculative. C’est non seulement une évidence pour les critiques du néolibéralisme et de la mondialisation capitaliste, c’est devenu à ce point un lieu commun que même Sarkozy se permet de fustiger le « capitalisme financier ».

Plusieurs ont malencontreusement compris cette nouvelle puissance comme une « déconnexion » de la finance, son autonomisation du réel, ainsi qu’une vaste aventure de création de capital fictif. Pourtant, un examen plus approfondi de la nature des pratiques d’accumulation financière mises en place depuis les trois dernières décennies révèle le contraire. La puissance et le « succès », si on peut parler ainsi, de la finance résident plutôt dans sa capacité à s’insérer et se rendre nécessaire au fonctionnement de l’économie ordinaire, contraignant celle-ci à valider sa dynamique spéculative*. C’est ce qui explique pourquoi, contrairement au crash boursier de 1987 largement sans effet sur l’économie, la crise financière actuelle se répand si rapidement et intensément dans l’ensemble de l’économie. Les bulles qui se sont développées successivement dans divers segments des marchés financiers depuis les années 1990 – le segment des actions de 1990 à 2001, celui des titres du marché immobilier jusqu’aux années 2005-2006 et, depuis, dans le marché de dérivés de matières premières – ont permis une accumulation de plus en plus importante de capital liquide.

Cette puissance économique immense s’est concentrée entre les mains d’un oligopole de grandes organisations financières, grandes banques, fonds de pension, fonds mutuels et hedge funds*, groupes d’assurances, dont nos banques et groupes financiers (tel que Manuvie) sont des cas types. Un cortège de fournisseurs de services à cet oligopole financier (comptables – vérificateurs, bureaux d’avocats, courtiers, consultants de tout acabit) se sont arrimés et ont nourri cette expansion de puissance tout en en profitant grassement. Plusieurs se sont trouvés dans le double rôle d’évaluateurs externes, de tiers-arbitres et de fournisseurs de services [1]. Les centres-villes de plusieurs capitales économiques se sont transformés en places financières (pensons à Bay Street), de nouvelles Bourses sont apparues, elles se sont intégrées les unes aux autres dans des marchés électroniques globalisés. De nouvelles marchandises ont été mises en Bourse et sont tombées sous la régulation financière grâce aux marchés des dérivés* (pétrole, billes de bois pour papier, crédits de carbone). Des divisions financières de grandes firmes industrielles devinrent plus puissantes que leur organisation mère (GE capital, Ford Credit), tout ce que la finance pouvait rendre liquide le fut, et la puissance de la liquidité financière semblait sans limites.

L’overclass et la gestion financière

C’est dans ce cadre que s’est constituée ce qu’on peut nommer une overclass, une élite financière, à l’intérieur des hautes sphères de cet oligopole financier et de ses annexes dans les divers services. L’overclass incorpora en son sein, grâce à des mécanismes tels que les stock options*, les cadres dirigeants du secteur corporatif et industriel à un point où certaines vieilles familles capitalistes au Canada se payèrent une page du Globe and Mail pour les traiter de vendus ! Grâce à leur participation active à la dynamique financière, les revenus et la richesse des membres de l’overclass explosèrent et ont atteint des montants indécents. Pensons au PDG du groupe Couche tard qui, en 2004, gagnait 11,7 millions de dollars – dont 10 millions par l’exercice de stock options – grâce au travail de ses commis payés au salaire minimum. Le rapport à l’accumulation financière est ainsi profondément clivé selon une ligne de faille qui ressemble de plus en plus à une opposition de classes.

Pourtant l’overclass, aussi riche et puissante soit-elle, doit sa puissance non pas uniquement ni principalement au poids de sa propre richesse financière, car ce poids est dérisoire quand on le compare au poids du capital financier « socialisé ». C’est le paradoxe de la financiarisation. La puissance de l’overclass repose autant sur sa capacité à rendre liquide ce qui ne l’est pas, en contrôlant la production et la circulation de crédit et de titres, que sur son monopole de gestion de l’épargne institutionnalisée des salariés ordinaires. Tout comme l’ancienne élite corporative qui domina le capitalisme managérial, la puissance de cette élite est une puissance de contrôle plutôt que de propriété. Les plus grandes masses de capital financier liquide et mobilisable sont ainsi celles qui résultent d’une métamorphose de diverses formes d’épargne salariale, ponctions pour assurance obligatoire ou volontaire, épargne retraite organisée (fonds de pension) ou volontaire (REÉR), de leur centralisation et massification en fonds sur lesquels s’exerce un monopole de gestion [2] (pensons à la Caisse de dépôt et de placement), tout comme l’élite managériale du monde corporatif exerce un monopole de gestion sur ces organisations. Le clivage de classe entre les salariés ordinaires et l’overclass réside plus précisément dans le rapport à cette masse de capital financier. Les premiers s’y rapportent passivement à titre de bénéficiaires et cotisants, les seconds s’y rapportent activement à titre de gestionnaires, conseillers et vérificateurs qui manipulent la puissance de ce capital liquide. Cette opposition entre participation passive et gestion active caractérise l’ensemble du rapport contradictoire à la finance entre salariés ordinaires et overclass.

Les contradictions ordinaires

Du côté du monde ordinaire, une évolution continue depuis 30 ans du rapport salarial en fonction du capital et au détriment du travail a provoqué une stagnation importante des revenus des ménages salariés en Amérique du Nord alors même que le ressort essentiel de la croissance fut leur surconsommation de masse. Les ménages nord-américains, depuis 15, 20, 30 ans, ont ajusté leur mode de vie à une norme de consommation en pleine mutation et en pleine expansion. Dans le capitalisme avancé, s’il y a croissance de la production, voire surproduction chronique au niveau global, (c’est la thèse de plusieurs économistes hétérodoxes) c’est que celle-ci est validée d’avance par une surconsommation programmée, c’est-à-dire par la croissance constante du niveau de la consommation. Certains aimeraient nous faire croire que l’expansion de la consommation des très riches, ou celle d’une nouvelle classe moyenne en Chine et en Inde, voire au Brésil et en Russie (BRIC), pourrait valider cette expansion de la production. Or, l’histoire nous montre que le capitalisme financiarisé a maintenu une structure fondamentale du fordisme : la production de masse fut et est toujours encore, pour le moment, maintenue par la consommation de masse des gens ordinaires dont les revenus ont stagné.

C’est donc le crédit à la consommation ainsi que le crédit hypothécaire qui ont comblé ce hiatus. En effet, tandis que pendant les 30 dernières années les conditions d’emploi se sont dégradées dans plusieurs secteurs et que le temps que la société consacre au travail s’allonge, les salaires stagnent et les plus grandes entreprises engrangent des profits qu’elles ne savent plus trop où investir. L’épargne du secteur des grandes entreprises conjugué à celui des ménages salariés (REÉR et caisses de retraite) a été absorbée par la sphère financière et a nourri son expansion ainsi que celle du crédit aux salariés par le biais de la titrisation*. La titrisation a permis de lier mécaniquement et de manière systémique les deux structures contradictoires, financière et ordinaire, tout en maintenant ce lien dans une relative invisibilité. Cela a donné un semblant de viabilité à un système voué à l’implosion.

2007 fut l’année où l’expansion économique basée sur ce régime commença son effondrement. D’abord, sous sa forme financière et par la suite sous sa forme ordinaire. La crise financière se manifeste par la faillite spectaculaire de Lehmans et de plusieurs autres grandes institutions américaines, anglaises et européennes, par la transformation forcée des fleurons de Wall Street, les banques d’investissement largement non réglementées, en banques commerciales un peu plus réglementées, et par les pertes immenses du côté des hedge fund* et des investisseurs institutionnels. Cette crise financière largement médiatisée prend la forme classique de l’éclatement spectaculaire d’une bulle, avec son lot de Krach dans la valeur de certains actifs financiers, de révélations de fraudes massives, de suicides de banquiers et par le partage entre critiques bien pensants d’un sentiment d’indignation généralisée. Elle provoque sur le plan politique la réponse attendue d’une nécessaire réforme du capitalisme impliquant une plus grande régulation de la finance.

Quel type de crise ?

Nous connaissons moins l’allure qu’aura la crise ordinaire qui commence à se manifester. Les années 1930 nous ont laissé l’image de masses de travailleurs au chômage, de familles incapables de subsister, d’une absence d’assistance publique aux sans travail, d’ateliers et usines abandonnés. Les années 1980 et 1990, qui ont été moins dramatiques, nous ont tout de même aussi laissé une image où le chômage de masse était omniprésent. Mais on se souviendra surtout des fermetures et des délocalisations qui ont joué un rôle central dans la restructuration des économies post-industrielles. Une transition où le travail fut flexibilisé et où des communautés entières de travailleurs industriels devinrent déqualifiées. Ces récessions auraient accéléré la fin du fordisme qui était apparu en réaction à la crise des années 1930.

La crise actuelle dans son versant ordinaire n’est pour le moment saisie que par les impacts et les effets de la crise financière sur le monde du travail et sur le niveau de la consommation. Dans ce scénario « optimiste » d’une récession qui « fait le ménage » comme en 1981 et 1990, l’ensemble des acteurs économiques en sortiront avec des bilans assainis. La reprise n’est pas loin et nous sommes à l’orée d’une nouvelle ère de croissance ! Il n’y a pas une semaine qui passe sans que l’on retrouve la présentation par un « expert » de ce type de scénario à l’eau de rose dans les pages économiques ou éditoriales de nos quotidiens.

Les mécanismes que nous avons étudiés [3] et les contradictions structurelles qui sont apparues nous présentent un scénario radicalement différent et largement inédit. Le chômage de masse ne jouera peut-être pas le même rôle qu’auparavant dans la mesure où la nature du lien d’emploi est sensiblement différente que lors des récessions précédentes. En effet, celui-ci a été flexibilisé, l’emploi à temps partiel et atypique joue un rôle beaucoup plus important. De plus, l’importance de l’endettement des ménages ordinaires laisse entrevoir une crise qui sera vécue sur une base individuelle, sous la forme de faillites personnelles, de reprises de résidences, de véhicules et de biens durables achetés à crédit, d’une diminution globale du niveau de vie, de la fatalité d’un fardeau grandissant des coûts de crédit et de son inaccessibilité. Ce seront ces assises-là qui engendreront une baisse de la consommation, une progression du taux de mauvaises créances. Les deux nourriront à leur manière la fragilité du régime d’accumulation et risquent de l’entraîner, par un resserrement supplémentaire du crédit et une diminution accrue de la production, vers une boucle dépressive.

Dans une telle dépression, la figure du chômeur sera peut-être déclassée par celle du débiteur, de l’endetté : une archaïque figure du dominé qui a été marginalisé dans les sociétés modernes.

La transformation plutôt que la relance d’un capitalisme réformé

Dans ce contexte, quels sont les occasions et espoirs politiques pour une gauche qui ose rompre avec le consensus néolibéral prédominant ? Commençons par souligner que les années à venir verront une recrudescence de la misère, que les temps seront difficiles et donc qu’une priorité sera évidemment de militer pour le développement et l’extension des politiques de solidarité sociale. C’est le rôle largement attendu de la gauche par les médias et la classe politique : lutter contre la pauvreté et défendre les plus démunis de la société. Aussi louable que soit ce parti pris sur le plan moral, une gauche qui en ferait sa priorité serait condamnée à agir sur le plan politique comme un groupe de défense d’intérêts particuliers à côté des autres, dans un climat politique qui demeurerait largement dominé par les idées et les solutions néolibérales. Si la gauche souhaite agir en fonction d’un intérêt général, elle doit, il nous semble, construire sa critique et proposer des alternatives à partir de ce que nous avons nommé ici « l’ordinaire ».

Vouloir faire entendre une autre voix implique de prendre position face à trois ordres de réponse possible à la crise actuelle :

1. La classe politique dans son entièreté se bousculera pour proposer divers projets de réformes du capitalisme et de régulation de l’activité financière. Nous pouvons accompagner les Sarkozy et Blair dans leur indignation soudaine en poussant pour un degré de répression politique de la puissance financière supérieure à ce qui sera concocté par les participants au G20. Nous pourrions même prendre acte dans ce mouvement de réforme du caractère largement socialisé de ce qui se présente comme du capital financier et exiger que cette épargne centralisée devienne un outil politique de développement social et écologique plutôt que d’extraction de valeur.

2. Ensuite, toute la classe politique et aussi la classe financière misent sur les dépenses publiques en infrastructures pour relancer la croissance et mitiger les effets de la crise sur l’économie ordinaire dont le développement est menacé par une spirale dépressive. Encore là, la gauche peut se faire entendre en proposant d’une part un programme beaucoup plus imposant de dépenses, voire massif et même, dans c’est temps néolibéraux, carrément délirant. D’autre part, elle devrait surtout exiger que cet investissement public ait une direction et une finalité qui correspondent à ses valeurs écologistes et socialistes.

3. Si la gauche s’arrête là, elle ne fait qu’ajouter sa voix à la chorale chantant gloire à la société de surconsommation qui s’est perpétuée sur les débris du fordisme. Pour la gauche qui n’a pas abandonné le projet d’une société et d’une économie postcapitaliste, cela ne saurait suffire. Il s’agit de répondre à la crise par un projet de transformation radicale de l’économie et de la société, ce qui implique dans les circonstances actuelles de mettre de l’avant des propositions et des solutions qui rompent avec le pacte productiviste et donc avec le projet même d’une relance de la croissance. Notre défi donc, et je m’arrête là, est de développer une politique de rupture solidaire avec la croissance, qui adresse les contradictions ordinaires du capitalisme avancé.

Lexique financier


[1Pensons au rôle des agences de notation tel que DBRS dans le scandale des PCAA (papier commercial adossé à des actifs *) liés aux subprimes*.

[2Même les ésotériques hedge fund, longtemps décriés comme repères spéculatifs pour les fortunes des plus riches, se sont « démocratisés », en ce sens où maintenant une majorité des capitaux qui y sont gérés proviennent de placements effectués par d’autres fonds plutôt que par de riches particuliers.

[3Pour plus de détails sur cette analyse, voir http://cafca-uqam.blogspot.com/2009/01/le-resserrement-continu.html.

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