Gnawa diffusion
Entre le soleil de France et de Bab El Oued
Une entrevue avec Amazigh Kateb
L’art n’est pas un antre où pourraient se réfugier intégristes de tout poil ou amuseurs publics. Il s’agit plutôt d’une navigation, d’un entre-deux où circulent et dialoguent de multiples points d’ancrage. Navigation à haut risque comme celle d’Ulysse mais, malgré ses périls, elle seule peut arracher un peu de sens à ce qui ne serait qu’une « histoire dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien ».
L’artiste, donc, comme passeur de signes et de symboles. Rebelle aussi. Rebelle à tout ce qui emprisonne et mutile la vie. Alors qu’un nouveau cycle de luttes contre la mondialisation capitaliste semble s’être enclenché, de nombreux artistes ont repris le flambeau du refus. Qu’on songe, pour la France, au Massilia sound system, aux Fabulous troubadours, à Zebda et, enfin, à Gnawa diffusion. Fondé en 1992 à Grenoble par Amazigh Kateb, ce groupe distille une musique proprement universelle avec de profondes racines africaines et algériennes. Issue de la tradition gnawa, celle des chants des esclaves africains, cette musique fusionne les instruments traditionnels avec l’électricité. Propulsées par cet environnement sonore, les paroles des chansons de Gnawa diffusion sont comme de véritables missiles dirigés contre les crimes et les injustices perpétrés par les dominants à l’encontre de l’ensemble de la planète.
Entre le soleil de France, de Kingston et de Bab El Oued, Gnawa diffusion et Amazigh Kateb arpentent ainsi l’espace d’une liberté à créer, par-delà les frontières de styles ou de territoires. Une entrevue, donc, avec un homme libre [1].
ÀB ! – Pourriez-vous nous dire comment le groupe est né ?
Amazigh Kateb – Le groupe s’est monté, en 1992, suite à une audition pour laquelle j’avais réuni six musiciens dans le but de présenter quelques chansons que j’avais composées. À l’époque, nous abritions autant de visions et de concepts que d’individus. Nous n’avions aucune plate-forme commune à part la scène. La fusion, en théorie, nous aurait permis de préserver les différentes influences en créant un son commun. Or, nous nous sommes vite aperçus du contraire. La musique ressemblait à du collage et beaucoup de bonnes idées n’ont jamais vu le jour parce que trop typées. Nous nous sommes noyés non pas dans un verre d’eau mais dans un cocktail alcoolisé... Heureusement, certains d’entre nous, qui savaient nager, ont ramené toute l’équipée sur la berge ou, pour reprendre notre exemple tout droit sorti d’une taverne, sur le bord du verre.
Je crois vraiment que ce groupe est né le jour où nous avons décidé de faire des chansons simples pour le peuple. C’est là que nos influences et nos couleurs ont réellement pu s’exprimer puisque, au-delà de ces dernières, nous avions un axe central, un thème autour duquel nous nous exprimions.
ÀB ! – Vous soulignez l’importance de l’Afrique dans votre démarche et dans l’histoire de l’Algérie. Comment définir cette africanité ?
A.K. – L’axe central de Gnawa diffusion est l’africanité du Maghreb : les gnawas sont les esclaves noirs déportés en Afrique du Nord par les riches seigneurs du Maghreb d’antan et, pour ceux qui l’ignorent, leur musique est une sorte de gospel, à la différence que les gnawas chantent Allah et Mohammed au lieu de Jéhovah et Jésus.
Il est important de préciser, nous concernant, que nous ne reprenons pas le répertoire traditionnel des gnawas (hormis 2 ou 3 exceptions) mais nous utilisons les instruments gnawas dans un travail de création et de composition moderne et contemporaine.
Au-delà de l’aspect africain, il y a l’univers de l’exil longuement évoqué par les multiples complaintes gnawies traditionnelles qui renvoient directement au monde de l’immigration et des nouveaux langages et codages que celui-ci véhicule à travers la recherche de son identité en mouvement.
Ensuite il y a un certain nombre de fractures socioculturelles qu’il nous importe de combattre. Nous sommes souvent, en tant que Maghrébins, face à une contradiction de taille : quand nous allons vers la modernité, nous avons l’impression d’avoir perdu la trace de l’ancêtre et quand nous allons vers l’ancêtre, il s’instaure une sorte de Moyen-Âge absolu qui ne s’accorde pas avec la modernité. Sur le plan culturel, ce phénomène crée des dégâts considérables. Les Algériens francophones, par exemple, sont considérés comme des suppôts de la France et des pro-occidentaux. Les arabophones, eux, sont associés à l’archaïsme. Ce paradoxe nourrit des clans et des « petites bourgeoisies » de l’esprit.
C’est pourquoi nous nous exprimons en arabe, en français et avec d’autres langues si possible et que nous tenons à teinter notre musique de sonorités à la fois anciennes et nouvelles, africaines, occidentales, maghrébines ou caribéennes. Nous voulons, à travers la musique, casser un certain nombre de carcans et montrer qu’on peut créer sa propre culture et sa propre identité en faisant un tri personnel, exactement comme quand on compose une musique.
Au-delà de cela, il y a la problématique arabo-berbère qui est, aujourd’hui, objet de diverses manipulations. Il se produit des tensions identitaires, exacerbées par une politique de la division qui ne mène à rien. Ça va parfois jusqu’à des réflexions xénophobes du type « Je suis un pur berbère, je n’ai pas de sang arabe » ou « l’Algérie est arabe et rien d’autre. »
Pour ma part, l’Algérie est berbère, arabe, latine, méditerranéenne et peut-être même un peu martienne. Ce qui est sûr, c’est qu’elle est africaine et que cette identité-là est beaucoup plus juste en ce qui nous concerne.
Enfin, il y a un troisième élément très important, sur lequel j’insiste toujours, celui de reconnaître que l’esclavage et, par conséquent le racisme, font partie de notre histoire. C’est une approche essentielle si nous voulons que le monde occidental, à son tour, fasse une démarche de reconnaissance historique à notre égard. Je suis par conséquent fier de jouer du gumbri, instrument d’esclave qui m’aide à me sentir libre.
ÀB ! – Par-delà la tradition arabe et africaine, on retrouve dans votre musique aussi bien du reggae, du rock, du rap ou du latino. Quels sont les liens qu’on peut faire entre ces multiples musiques ?
A.K. – La musique ressemble beaucoup à la cuisine : souvent quand on n’a pas de recette, on improvise en pensant à un goût que l’on aime et que l’on veut faire aimer. Dans une musique, on met aussi ce qu’on aime et on essaye différentes combinaisons pour trouver la meilleure présentation ou expression. Il y a aussi, bien sûr, le fait que nous aimons les musiques que nous introduisons dans notre travail et, au-delà, il y a une similitude entre le gnawi, le reggae, la salsa, le blues, etc... C’est une seule et même famille de musiques, nées dans des contextes similaires d’esclavage et d’exil. L’Afrique mène à l’universel et c’est ce qui peut nous arriver de mieux.
ÀB ! – En bout de ligne, comment concilier nos particularités identitaires avec l’universel ? La tradition et la modernité ?
A.K. – Pour les particularités culturelles et identitaires, je crois, à l’heure actuelle, qu’on ne peut plus parler de cultures exclusives ou alors très rarement. Il y a maintenant tellement d’information nous arrivant des quatre coins du monde que l’Algérien ou le Québécois d’aujourd’hui n’ont pas du tout le même bagage culturel que l’Algérien ou le Québécois d’il y a 20 ans.
À part quelques constantes, aujourd’hui, chacun porte ce qu’il veut de sa culture ou d’une autre. Moi-même, en travaillant sur la musique gnawa, ne suis-je pas en train de véhiculer une culture qui n’est pas celle de mes ancêtres ? Pourtant, je la défends comme si elle était mienne parce que c’est à travers elle que je m’exprime le plus naturellement. Si un de mes aïeux a pu être esclavagiste, alors j’affirme, quatre siècles plus tard, que je me sens plus proche de ses esclaves que de lui.
ÀB ! – Vos textes sont de très claires critiques de l’ordre actuel, « engagés politiquement » aurions-nous dit à une certaine époque. Est-ce qu’on peut vraiment faire de la politique par le biais de la musique ?
A.K. – La musique est un art qui peut tout exprimer concrètement. C’est une expression qui regroupe à la fois les états d’âmes et ceux de l’esprit. Personnellement je ne pourrai jamais chanter quelque chose que je ne pense pas et heureusement que je ne chante pas tout ce que je pense. Très souvent, les chansons naissent des discussions, des lectures, des confrontations ou, parfois, des révélations surtout avec les chansons d’amour. Ce sont d’abord des choses qui m’intriguent ou me tourmentent et sur lesquelles un certain nombre de réflexions peuvent naître et être formulées en chanson. Ce qui est clair, en revanche, c’est qu’une chanson ne suffit pas pour traiter d’un sujet politique : cela conduit à un travail de simplification du propos, voire à un choix arbitraire de provocation ou d’humour pour, à défaut de pouvoir développer des idées trop complexes, inciter les gens au débat et à la discussion.
ÀB ! – Il y a dans votre musique, en plus du politique, tout un côté festif. Il n’y a pas un danger de « noyer » le versant critique du discours avec ce côté ludique ?
A.K. – Il est certain que l’esprit de Gnawa diffusion n’a rien d’austère et tant mieux. Trop souvent, la musique véhiculant une idéologie ou un engagement a été assimilée à quelque chose de sombre, de grave et de sérieux. C’est sûrement cela qui a tué la musique engagée.
La musique est l’art populaire par excellence, elle accompagne souvent les plus beaux moments de la vie. Je crois que c’est une erreur de vouloir isoler les musiques engagées du phénomène de la fête. C’est précisément de l’enthousiasme et de l’énergie qu’il faut pour faire une belle révolution. Pendant les concerts, il y a une atmosphère insurrectionnelle dès que les corps transpirent dans la danse. De plus, je crois que l’aspect austère que l’on prête au monde militant est la pire des étiquettes. Si nous ne faisons rien pour prouver le contraire, les gens continueront à bouffer dans les Macdonald en dansant sur « shake your ass babe » et nous continuerons à dire que ce n’est pas bien. La révolution future est dans l’éducation de nos enfants où nous devons leur apprendre à faire sa fête au capitalisme.
ÀB ! – L’Algérie, actuellement, ne fait plus beaucoup la « une » des médias officiels. Quelle est la situation, politiquement et culturellement ?
A.K. – Précisément au moment où on n’entend plus parler de l’Algérie, il s’y passe beaucoup de choses : notamment qu’un journaliste et un directeur de journal ont été arrêtés et emprisonnés ; cinq hauts fonctionnaires de l’armée dont le général Laamari ont été démis de leurs fonctions ; les victimes des inondations n’ont pas été toutes relogées, celles du tremblement de terre de mai 2003 encore moins. Le terrorisme n’a pas complètement disparu, Bouteflika non plus. Et pour quelques années encore, les investisseurs pullulent, le chômage augmente, les prix aussi, les magasins s’ouvrent, le pouvoir pas encore. La presse n’est plus indépendante, l’indépendance n’est plus appréciée et le gaz et le sang qui se mélangent à la terre que nous foulons et à laquelle nous sommes forcés de confier nos morts, coulent toujours d’un triste flot qui abreuve notre misère et nos bourreaux.
ÀB ! – Évoquer la culture algérienne c’est, par nécessité on oserait dire, évoquer la figure de votre père Kateb Yacine. Comment situez vous la place de son œuvre dans l’histoire de la culture algérienne ? Son influence actuelle ?
A.K. – C’est avant tout un père que j’ai à l’esprit et, dans mon cœur, son œuvre est encore très vivante à travers les pièces qui sont et qui ont été montées des deux côtés de la Méditerranée. Il fait l’objet de nombreuses recherches et thèses traitant de la littérature ou de la culture algérienne en général. Dans les cercles militants, il avait la réputation d’être impitoyable et radical dans ses positions. C’est quelqu’un qui ne souffrait pas le compromis et la lâcheté. Je crois que c’était quelqu’un qui n’a jamais cessé d’être un insoumis dans une peau de poète. Il y a, hélas, tellement à dire qu’il vaut peut-être mieux le lire. [Voir encadré]
ÀB ! – Pour conclure, quel bilan tracez-vous de l’ensemble de la démarche du groupe Gnawa diffusion ? Quels sont vos projets ?
A.K. – D’abord, nous n’avons pas fait le bilan, car nous ne sommes pas encore en fin d’exercice. Nous savons seulement que le bonheur est dans le pré et le plaisir sur la scène. Nous avons traversé des moments plus ou moins difficiles, mais le cap reste maintenu à l’opposé de tous les diktats. Ce qui me nourrit le plus dans l’expérience de ce groupe, c’est que cette musique a donné envie à d’autres un peu partout (notamment au Maghreb) de faire des choses et cela, ça agrandit considérablement le champ des perspectives à venir. La transmission est ce qui m’importe le plus dans mon métier.
Pour bientôt, j’espère deux concerts au Canada (pour la première fois), une tournée au Maghreb et au Moyen Orient, un nouveau site Web, un DVD, un album et, j’espère, des vacances.
Le site officiel de Gnawa diffusion
[1] Amazigh signifie, dans la langue parlée berbère, « homme libre ».