Le réseau collégial et les jongleries du ministre Reid

No 006 - oct. / nov. 2004

Chronique éducation

Le réseau collégial et les jongleries du ministre Reid

par Normand Baillargeon

Normand Baillargeon

Les cégeps connaîtront-ils cette année une rentrée mouvementée ? Tout dépendra de ce qu’annoncera dans les semaines à venir le ministre de l’éducation, Pierre Reid. On se souviendra que ce printemps, M. Reid a convoqué un forum sur les cégeps. Avant, durant et après cette consultation, il a laissé planer jusqu’aux plus extrêmes hypothèses sur leur avenir – laissant même évoquer leur abolition pure et simple. Cet automne, il doit annoncer sa décision de ce qu’il adviendra des cégeps. On comprend sans mal que le milieu retienne son souffle et que la sourde colère qui gronde puisse éclater à tout moment.

Deux raisons invitent à s’arrêter sur tout cela. La première est qu’il s’agit ici de l’avenir d’un bien commun et que cela nous concerne tous. La deuxième est que ce débat de société est une magnifique occasion d’avoir un aperçu sur certaines des valeurs les plus chères à notre société. La manière dont une collectivité traite d’éducation nous dévoile certaines de ses convictions les plus intimes : en décidant des curriculums, elle donne à voir ce qu’elle juge digne d’être transmis ; en décidant de la répartition de ce bien qu’est l’éducation, elle dévoile la conception qu’elle se fait de la justice ; en décidant des finalités du système d’éducation, elle donne à contempler l’idée qu’elle se fait de l’aventure humaine. Partons donc à la recherche de nous-mêmes, dans ce miroir que le ministre Reid nous a si obligeamment tendu.
Les cégeps – il y en a 48 – sont une institution originale du Québec, créée il y a 35 ans dans la foulée du rapport Parent. Ils ont été conçus pour incarner une certaine idée de l’éducation, avant tout définie par quatre traits originaux.

Le premier est la volonté de marier, sous un même toit, formation pré-universitaire générale et formation professionnelle, offrant à tous une formation générale de type humaniste – tous les cégépiens reçoivent actuellement des cours de français, anglais, philosophie et éducation physique. Le deuxième est de constituer un moment éducationnel et pédagogique singulier, entre le secondaire et l’université, un moment d’exploration, d’orientation et de préparation à la vie professionnelle ou à la vie universitaire. Le troisième est d’être un important outil de démocratisation de l’éducation post-secondaire partout au Québec. Le dernier trait est d’être appelé à jouer un important rôle culturel et économique dans leur milieu.

Ces objectifs ont-il été atteints ? L’ont-ils été de manière satisfaisante ? Faut-il les revoir, les modifier, voire les abandonner ? Ces questions sont parfaitement légitimes et personne de sensé ne contestera qu’une collectivité doive périodiquement réévaluer ses institutions et les choix de société qu’elles incarnent. Mon point de vue personnel est que ces quatre objectifs restent tout à fait valables et qu’ils sont en partie atteints par les cégeps.

L’existence des cégeps comme moment pédagogique singulier me semble, pour toutes sortes de raisons sociologiques et éducationnelles, encore plus justifiée aujourd’hui qu’il y a 35 ans : pour les élèves inscrits aux secteurs pré-universitaires, les cégeps sont un indispensable coussin entre la polyvalente et l’université, un lieu où ils sont intellectuellement dégrossis ; quant à ceux du secteur professionnel, ils sortent des cégeps avec des formations bien plus riches que celles que leur donneraient des centres de formation professionnelle.

L’idéal de démocratisation de l’enseignement post-secondaire reste un noble idéal, sans doute encore trop peu réalisé – même s’il y a eu progrès en la matière : en 1975, 39 % d’une génération fréquentait un cégep, ce taux est aujourd’hui de 59 %. Il est vrai que beaucoup de jeunes mettent plus de temps que prévu pour compléter leur formation : mais cela est dans la nature des choses. Sur quelle planète faut-il vivre, en 2004, pour considérer que prendre en moyenne 2,4 années pour compléter un DEC de deux ans c’est trop long ?!? Que ce minuscule délai est énorme quand il permet de voir clair dans son avenir ? D’explorer un tout petit peu le grand livre de la culture et des savoirs humains ?

Quant à l’impact des cégeps sur leur milieu, il est réel, même si on peut le souhaiter beaucoup plus important.

Tout cela peut être discuté et débattu. L’ennui, c’est qu’il n’est pas évident du tout que ces questions devaient être soulevées maintenant, et encore moins avec une telle urgence. Les cégeps avaient déjà été auscultés et réformés en 1993 sous Lucienne Robillard, puis de nouveau en 1995 lors des États Généraux de l’éducation. Par ailleurs, bien d’autres problèmes, infiniment plus importants, affligent le primaire, avec sa réforme encore boiteuse ; le secondaire avec sa réforme à peine amorcée, sa diplômation à rabais et son taux de décrochage honteusement trop élevé ; et l’université, sous-financée et dont la mission devient chaque jour plus imprécise.

Une grande part des débats publics de ce printemps eurent cette étrange particularité d’évacuer à peu près complètement les questions de fond relatives à l’éducation dispensée dans les cégeps ainsi que toute référence aux idéaux sociaux et politiques qu’il leur est demandé d’incarner. En lieu et place, nous avons eu droit à d’extraordinairement vulgaires querelles de tapissiers se disputant la bourse des chalands. L’exemple est venu de très haut, du sommet des institutions éducatives elles-mêmes. La Fédération des commissions scolaires du Québec (FCSQ) a en effet ouvert le bal avec une étude réclamant l’abolition des cégeps au profit d’une année de plus… de secondaire. C’était, de l’avis unanime des observateurs impartiaux, une démarche scandaleusement intéressée, vide de toute réflexion, bassement comptable et contenant des données surréalistes – on promettait par exemple des économies d’un milliard !

La Conférence des recteurs et des principaux du Québec (CRÉPUQ) a suivi avec un mémoire prônant de faire passer un an de pré-universitaire… du côté des universités. Ici encore, l’analyse était remarquable de vacuité et honteusement intéressée. Ces interventions, qui transformaient en guerre économique de structures un crucial débat de société, devraient faire littéralement honte à leurs auteurs et on ne peut, je le dis en pesant mes mots, que frémir à l’idée que ces gens-là occupent des postes décisionnels aussi élevés et prestigieux.
Le comble de l’insignifiance était-il atteint ? Peut-être. Mais la Fédération des Cégeps avait fait un gros effort pour aller plus loin encore en dévoilant en 2003 un plan de développement du réseau. On ne pouvait l’accuser de ne pas parler d’éducation. En fait, elle ne cacha pas qu’elle s’en fichait : elle veut des collèges et des formations à géométrie variable, une baisse des exigences, l’élimination de l’épreuve ministérielle de français, de l’épreuve synthèse de programme et remettre en cause la formation générale offerte à tous. Ce discours a beaucoup plu aux philistins armés de calculettes à qui il revient aujourd’hui de décider de ce que sera l’éducation des jeunes gens.

Sur ce, arrive le remue-méninges concocté par le ministre. C’était en juin, comme si on avait voulu écarter professeurs et élèves. Ce sera une bien triste pseudo-consultation, corporatiste, platement gestionnaire et à courte vue. On pouvait y découvrir à la fois le refus des uns à penser l’éducation en ce qu’elle a de spécifique et en se plaçant du point de vue du bien commun et l’incapacité des autres à se faire entendre : chaque intervenant eut en effet droit, pour s’exprimer, à trois minutes, montre en main – ce qui est une insulte à l’intelligence.

Cette consultation, dont l’idée est si soudainement sortie du néant et qui s’est déroulée selon un scénario qu’on jurerait concocté par une firme de relations publiques, masquait-elle un agenda caché ? Lequel ? Je pense que le ministre s’est démasqué dans son discours de clôture du Forum. Ce qu’il souhaite, c’est un brassage de structures permettant d’autonomiser les cégeps, de les décentraliser et de diversifier les formations offertes de manière à les recentrer massivement sur les besoins ponctuels du marché du travail. Un coup d’œil sur la liste des invités au Forum laisse songeur : on y retrouvait l’Alliance des manufacturiers et exportateurs, le Conseil du Patronat, les Chambres de commerce, des représentants du secteur municipal. Les préoccupations pour l’accessibilité et le taux de diplômation sont en ce sens un écran de fumée. On ne s’étonne plus que cet été le ministre, qui avait promis de ne pas hausser les frais de scolarité, ait modifié le régime d’aide financière et créé dans le système de bourses un trou de 100 millions $. Ce trou, immanquablement, va limiter l’accès au cégep et à l’université et la continuation des études, surtout des plus démunis, provocant ainsi les mêmes effets qu’une hausse des frais de scolarité.

La légèreté avec laquelle est discutée et envisagée la dilapidation du réseau collégial, cette part importante de notre richesse collective, est renversante : mais elle est aussi parfaitement prévisible de la part de ce gouvernement, qui semble sourd à toute revendication autre que celle des milieux affairistes.

Principal responsable de ce fiasco, le ministre de l’éducation s’est totalement discrédité. Il faut dorénavant refuser de collaborer avec lui en commençant par douter sérieusement de ce qu’il annoncera à l’automne, quoi qu’il puisse avancer et quand bien même il arriverait, chose improbable, qu’il fasse des propositions sensées. Le ministre a en effet démontré que sa montre est arrêtée et que ce ne peut être que malgré lui s’il donne l’heure juste deux fois par jour. Dans une société où l’idée d’éducation serait mieux comprise et défendue, il irait de soi qu’il devrait démissionner. Les médias l’auraient affirmé, le grand public l’aurait réclamé. Mais il est peu probable que M. Reid aura l’élégance de tirer sa révérence. Que faire ? Voici ma suggestion.

Organisons un Forum sur l’avenir du ministre. Faisons en sorte, pour donner l’exemple, que ce soit un vrai forum où chacun pourra s’exprimer et où il sera possible de véritablement débattre. Ce sera l’occasion d’exposer des faits qui ont été occultés, tout en montrant ce que doit être un véritable débat de société. Je suggère que l’organisation de ce forum soit confiée à cette Coalition pour la défense des cégeps, qui regroupe notamment des enseignants, des étudiants et des parents et qui a beaucoup fait, depuis l’ombre où l’ont trop souvent confinée les grands médias, pour attirer l’attention sur ce qui se joue dans tout ce dossier.

Thèmes de recherche Education et enseignement
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