Une vieille idée, riche de possibilités nouvelles
L’autogestion
par Christian Brouillard
Le terme « autogestion » est relativement récent dans la langue française, car il n’est apparu qu’à partir de 1960. Il est la traduction littérale d’un mot serbo-croate, samoupravlje, lui donnant ainsi, au départ, une connotation historique précise, celle de l’expérience autogestionnaire yougoslave instaurée à partir des années 50. Par la suite, durant les années 70, il sera largement repris par divers courant de gauche un peu partout dans le monde, pas toujours d`une manière « désintéressée », ni très précise. Si le mot est récent, du moins en français, l’idée et la pratique sont beaucoup plus vieilles, remontant au début du capitalisme avec la formation des premières coopératives ouvrières de production dans le cours du XIXe siècle.
L’idéal autogestionnaire embrasse un horizon beaucoup plus large que la simple sphère économique ou gestionnaire, car il propose la réalisation effective de la démocratie en étendant la logique égalitaire et libertaire dans le domaine du travail, lieu par excellence de la non-liberté. Le passage de l’hétérogestion (où la production est contrôlée par d’autres que ceux et celles qui produisent) à l’autogestion (où la production est contrôlée collectivement par les producteurs-productrices) exprime ainsi une rupture radicale avec le vieil ordre des choses. Toutes les grandes tentatives révolutionnaires du XXe siècle ont d’ailleurs vu la création d’organes d’autogestion : soviets et comités d’usine, conseils ouvriers, communes, etc. Pourtant, nulle part ces organismes n’ont réussi à survivre ni même à se généraliser, écrasés par la répression ou tout simplement « récupérés ». Il faut voir que l’autogestion, tout comme la démocratie, n’est pas un état de fait que l’on peut décréter, mais un processus. De l’autogestion des luttes à celle de la production et de la société, la ligne n’est pas évidente (« L’autogestion, c’est pas de la tarte » affirmait Maurice Joyeux, théoricien anarchiste français) et semée d’embûches. Mais la généralisation du processus est une condition nécessaire pour que les institutions autogestionnaires ne soient pas détruites ou « absorbées ». Cela pose alors la question du politique, c’est-à-dire des mesures capables, nationalement et même internationalement, de favoriser l’épanouissement des pratiques autogestionnaires. Marx, au sujet des coopératives ouvrières, relevait que celles-ci permettaient bien de passer du « despotisme du capital » à un « régime républicain de production », mais cela seulement dans le cadre limité de telle ou telle entreprise. Or, « pour que les masses laborieuses soient affranchies, la coopération devrait prendre une ampleur nationale, et par conséquent, il faudrait la favoriser avec des moyens nationaux ». Dans l’esprit de Marx, ces moyens nationaux n’impliquaient nullement le contrôle étatique des coopératives mais plutôt des mesures stimulant l’autonomie ouvrière.
Par delà ces considérations assez théoriques, il reste la pratique, car les salariéEs ont continué et continuent de fonder des coopératives de production. Certaines ont même acquis une taille impressionnante comme le complexe coopératif de Mondragon au Pays basque. Fondé en 1956, ce complexe comprenait, en 2003, 218 entreprises dont la moitié opérait dans le cadre coopératif et il impliquait 68 260 salariéEs. Pourtant, malgré cette extension, les coopérants de Mondragon ne perçoivent nullement leur expérience comme une alternative à l’économie dominante. Comme on peut le lire sur le site officiel de Mondragon : « Ce n’est nullement notre intention. Nous croyons, tout simplement, que nous avons développé une manière de rendre l’entreprise plus humaine et participative. Une démarche qui, de plus, cadre bien avec les modèles de gestion les plus évolués et actuels, qui tiennent de plus en plus compte de la personne-travailleur, comme premier actif et principal différentiel de l’entreprise moderne » (www.mondragon.mcc.es).
Au Québec, le mouvement coopératif a été longtemps sous la tutelle idéologique du clergé qui y voyait comme une « troisième voie » entre le libéralisme et le communisme. Cependant, à partir des années 60 et 70, en lien avec la montée des luttes ouvrières et populaires, les coopératives ouvrières de production se dégagent de cette tutelle et connaissent une relative expansion. L’expérience la plus connue au cours de cette période (en parallèle, il faut le noter, avec une autre expérience qui se déroulait en France et impliquant les salariés de l’usine horlogère de LIP) est celle de Tricofil. La Société populaire Tricofil Inc. était une usine autogérée se spécialisant dans la fabrication de tissus et dans la confection de vêtements. Elle est née de l’initiative de travailleurs décidés à conserver leurs emplois suite à la fermeture de la Regent Knitting Mills Ltd. de St-Jérôme. Appuyés par leur syndicat et soutenus en partie par le gouvernement du Québec, ces travailleurs ont entrepris de relancer l’usine en 1975. Le projet a duré sept années. Les difficultés financières, organisationnelles et humaines, l’insécurité des travailleurs et finalement la crise de l’industrie textile de même que la récession des années 80 ont eu raison de Tricofil. En février 1982, le collectif des travailleurs fermait le projet sur recommandation du conseil d’administration.
On a là, en pleine lumière, les principaux obstacles auquel se heurte l’autogestion pratiquée jusqu’à maintenant : isolement et environnement économique et politique défavorable. Outre ces considérations, il faut noter, comme le soulignait Marcel Sévigny, un des initiateurs d’une coopérative de solidarité dans le sud-ouest de Montréal, que l’autogestion implique aussi de profonds changements culturels et psychologiques face aux comportements acquis par rapport au travail. Être autonome n’est pas donné, cela s’acquiert péniblement. Par ailleurs, toujours selon Marcel Sévigny, le vide théorique sur ce sujet au Québec, après la floraison des années 70-80 (entre autres avec la revue Possibles), ne favorise guère des avancées pratiques. Pourtant, avec la montée du mouvement altermondialiste et des enjeux auxquels celui-ci est confronté, la nécessité de revenir sur ces thèmes est cruciale. Postuler qu’un autre monde est possible amène, inéluctablement, à proposer une autre production et une autre économie. C’est en ce sens que l’autogestion, vieille idée, est promise à un bel avenir.