L’écopar, une proposition libertaire
par Normand Baillargeon
« Devant les terribles carences – ce sont souvent de véritables crimes – de nos sociétés, beaucoup de gens et bien des activistes se demandent, avec raison, quel autre mode d’organisation sociale on pourrait imaginer qui nous épargnerait ces carences et ces crimes et qui serait capable de le faire dans la longue durée et pas seulement à court terme ou de manière réformiste. »
L’auteur de ces paroles est Noam Chomsky et, à n’en pas douter, il exprime ici tout haut ce que bien des gens pensent tout bas. Mais la réponse qu’il donne à ces questions en étonnera plus d’un. Chomsky poursuit en effet en disant : « L’Écopar est l’effort le plus sérieux que je connaisse pour donner une réponse précise à certaines de ces cruciales questions, une réponse reposant sur une pensée et des analyses sérieuses et crédibles. »
Qu’est-ce donc que cette Écopar ? Il s’agit en fait d’un modèle économique d’inspiration libertaire dont Michael Albert, militant américain bien connu [1], et Robin Hahnel, professeur d’économie à l’Université de Washington, sont les créateurs et il suscite, depuis quelques années, un intérêt croissant. On l’appelle en anglais Parecon pour Participatory Economics, en français Écopar pour « économie participative » ou « participaliste ». Si on veut décrire très sommairement cette économie, on pourra dire qu’elle veut distribuer de manière équitable les obligations et les bénéfices du travail social ; assurer l’implication des membres dans les prises de décision à proportion des effets que ces décisions ont sur eux ; développer le potentiel humain pour la créativité, la coopération et l’empathie ; enfin, utiliser de manière efficace les ressources humaines et naturelles.
On peut en croire Chomsky : il s’agit d’un travail immense et sérieux, d’un travail comme on n’en retrouve que trop rarement, aussi bien dans les milieux universitaires que militants et auquel, je dois le dire, je ne pourrai rendre justice en quelques pages. Mais ce travail ambitieux est également fort modeste. C’est que les auteurs n’ignorent ni qu’une société est bien plus qu’une économie, ni que le changement social ne se décrète pas, ni enfin que l’instauration d’une économie autre ne peut être que consentie et exploratoire. Et c’est pourquoi ils affirment volontiers que si la conception d’une économie est une tâche importante, elle ne représente qu’une part, cruciale sans doute mais insuffisante, d’une analyse et d’une visée de transformation radicale de la société.
Éléments d’économie participaliste
Pour réfléchir aux questions que l’économie participaliste nous invite à envisager, nous partirons d’une définition de ce qu’est une économie. Une économie est un ensemble d’institutions accomplissant essentiellement trois fonctions : allocation de ressources, production, consommation. Le marché est justement une institution économique puisque par lui on alloue des ressources, on produit et on consomme. Le plan des économies planifiées est un autre exemple d’institution économique et accomplit lui aussi ces trois fonctions. Laissons de côté pour le moment le fait, indéniable et inévitable, qu’en pratique ces modèles purs ne sont jamais entièrement réalisés [2] et demandons-nous, avec Albert et Hahnel, selon quels critères il convient d’évaluer les institutions économiques – réelles ou putatives. Poser cette question, c’est en fait se demander quelles valeurs nous souhaitons voir incarnées et promues par nos institutions économiques.
Les créateurs de l’Écopar en proposent quatre, ce qui peut paraître peu mais qui dans les faits englobent beaucoup.
La première de ces valeurs est l’équité. Pour comprendre ce qui est ici en jeu, il est commode de penser à une économie comme à une tarte, qui contiendrait tout ce qu’une économie produit en termes de biens, de services et ainsi de suite. La question de l’équité est de savoir quelle règle de partage doit prévaloir. Ici, quatre écoles de pensée proposent autant de conceptions de l’équité, qui s’incarnent dans autant de maximes distributives. La première défend le paiement selon la contribution de la personne ainsi que celle des propriétés détenues par elle. Ce qui serait alors équitable serait d’avoir droit à ce que vous-même et vos possessions contribuent à la tarte. La deuxième maxime propose le paiement selon la seule contribution personnelle. La plupart des économies et des économistes adoptent l’une ou l’autre de ces maximes ou en proposent des aménagements. Les traditions progressistes les rejettent cependant, notamment parce qu’elles produisent trop d’inégalités et érodent la solidarité. Une autre maxime possible serait le paiement selon le besoin. Notons que cette maxime est admise par la plupart des gens n’ayant pas étudié l’économie (et cela en dit peut-être long sur l’économie…) et par presque tout le monde au moins en ce qui concerne certains biens particuliers comme les soins de santé. Tout en reconnaissant que c’est vers ce critère qu’il faut tendre, l’Écopar propose un nouveau critère d’équité : l’effort. C’est là un choix crucial et qui a fait l’objet de bien des discussions et de bien des débats. Explicitons-le. Dans une économie participative, si une journée de travail consiste à, disons, cueillir des fruits, ce n’est pas la quantité de fruits cueillis par X mais l’effort fourni qui détermine sa rémunération. Bref : à effort égal, salaire égal.
Revenons à notre tarte. Sa production suppose du travail, on vient de le voir. Comment organiser celui-ci ? Et qui décide de ce qui est produit et consommé ? On pourrait laisser ces décisions au marché et organiser le travail selon un modèle hiérarchique organisé : en ce cas, certains, en haut, donnent des ordres tandis que d’autres, en bas, les exécutent. Les premiers, dans un marché, sont typiquement les propriétaires des outils de travail ; dans une économie planifiée, ce sont les dirigeants du Parti. L’Écopar rejette ces deux options au nom d’un principe d’autogestion. L’idée générale est ici la suivante : chacun de nous doit pouvoir influer sur les décisions qui ont de l’impact sur lui à proportion de cet impact. C’est là une des innovations les plus intéressantes de l’Écopar et elle est lourde de conséquences sur la manière dont les décisions d’allouer des ressources, de consommer et de produire seront prises. Dans une telle économie, la prise de décision à la majorité des voix n’est qu’un des cas possibles de la décision juste : celui où tous les participants sont également affectés par cette décision. Mais il y a des cas où je suis seul à être affecté par une décision : en ce cas, il me revient à moi seul de décider. Notre deuxième valeur est donc l’autogestion.
La troisième valeur est la solidarité, entendue comme la considération égale du bien-être des autres. La dernière valeur est la variété, entendue ici comme diversité des outputs.
Que valent les institutions économiques usuelles si on les évalue selon ces critères ?
Puisque la planification centrale a aujourd’hui si peu d’adeptes, je rappellerai simplement ici la critique du marché présentée par les auteurs – mais il faut savoir que leur critique de la première est aussi très sévère [3]. Ils concluent que loin d’être cette institution socialement neutre et efficiente dont on vante les mérites, le marché érode inexorablement la solidarité, valorise la compétition, pénalise la coopération, ne renseigne pas adéquatement sur les coûts et bénéfices sociaux des choix individuels (notamment par l’externalisation), suppose la hiérarchie du travail et alloue mal les ressources disponibles. Lors d’un entretien, Albert m’avouait : « Le marché, même à gauche, ne fait plus guère l’objet d’aucune critique, tant la propagande a réussi à convaincre tous et chacun de ses bienfaits. Je pense pour ma part que le marché est une des pires créations de l’humanité, que sa structure et sa dynamique garantissent la création d’une longue série de maux, qui vont de l’aliénation à des attitudes et des comportements antisociaux en passant par une répartition injuste des richesses. Je suis donc un abolitionniste des marchés – même si je sais bien qu’ils ne disparaîtront pas demain – mais je le suis de la même manière que je suis un abolitionniste du racisme. » Si on accepte cela, il faut inventer une nouvelle procédure d’allocation, de consommation et de production : c’est justement ce que propose l’Écopar.
Au sein des lieux de production d’une Écopar, personne n’occupe à proprement parler un emploi, du moins au sens où ce terme est entendu d’ordinaire. Chacun s’occupe plutôt d’un ensemble équilibré de tâches, lequel est comparable, du point de vue de ses avantages, de ses inconvénients ainsi que de son impact sur la capacité de son titulaire à prendre part aux décisions du conseil de travailleurs, à n’importe quel autre ensemble équilibré de tâches au sein de ce lieu de travail. De plus, tous les ensembles de tâches qui existent au sein d’une société fonctionnant selon l’Écopar seront globalement équilibrés et il arrivera même, dans ce dessein, que des travailleurs aient à accomplir des tâches à l’extérieur de leur lieu de travail.
Ce que de tels lieux de travail produiront sera déterminé par les demandes formulées par des conseils de consommation. Chaque individu, famille ou unité, appartient ainsi à un conseil de consommation de quartier ; chacun de ces conseils appartient à son tour à une fédération parmi d’autres, lesquelles sont réunies en structures de plus en plus englobantes et larges, jusqu’au conseil national. Le niveau de consommation de chacun est déterminé par l’effort qu’il fournit, évalué par ses collègues de travail.
Le mécanisme d’allocation consiste en une planification participative décentralisée. Des conseils de travailleurs et des conseils de consommateurs avancent des propositions et les révisent dans le cadre d’un processus qui a fait l’objet d’un travail considérable de la part des créateurs de l’Écopar, qui ont été jusqu’à en construire un modèle formel. Ils y font notamment usage de procédures itératives, proposent des règles de convergence et montrent comment des outils de communication comme les prix, la mesure du travail ainsi que des informations qualitatives peuvent être utilisées pour parvenir à un plan efficient et démocratique. Albert et Hahnel considèrent en fait que leur spécification de cette procédure constitue leur plus importante contribution au développement d’une conception et d’une pratique économique libertaire et égalitaire.
Contraint d’interrompre ici mon exposé, faute d’espace, j’invite qui veut aller plus loin à se référer aux ouvrages cités en fin d’article. Je souhaiterais cependant conclure en disant pourquoi ce travail me semble tellement utile et important.
Contre le cynisme et la fatalité
Je partirai d’un constat : depuis deux décennies d’assaut soutenu du capitalisme, nos mouvements militants ont tout compte fait peu mobilisé ; ne l’ont fait que dans une proportion sans commune mesure avec la réaction qu’appelaient et qu’appellent toujours les terrifiantes conséquences qu’a eu ce « train de la mort » néolibéral lancé à l’assaut de toute la planète ; et n’ont finalement obtenu que de préserver des acquis et d’empêcher certains maux sans avoir beaucoup de gains positifs à rapporter. L’Écopar fait le plausible pari qu’en proposant des avenues désirables et intellectuellement crédibles, on lutte contre le sectarisme, le nihilisme, le cynisme, on lutte contre un militantisme qui trouve son seul aboutissement dans l’énumération des misères du monde. L’Écopar nous invite à répondre clairement et profondément à la question : « Que voulons-nous ? ». Pour cela il nous incite à construire des modèles désirables et plausibles.
Par ces modèles, l’action militante peut se donner des objectifs et une direction ; elle peut prendre la mesure des progrès accomplis, mais sans se contenter de ne viser que des avancées réformistes ; elle peut faire reculer cette pernicieuse idéologie selon laquelle le monde tel qu’on le connaît est nécessaire et l’avenir qu’il annonce est un destin contre lequel il serait illusoire et inutile de se battre. En outre, si elle est accomplie avec tout le sérieux qu’elle appelle, la démarche de construction de modèles, qui nous oblige non seulement à expliquer de manière convaincante pourquoi il faut refuser telle ou telle institution mais aussi par quoi il serait possible et souhaitable de les remplacer, possède d’immenses vertus pédagogiques. Enfin, nos luttes souffrent de n’envisager tous les problèmes que dans le cadre que lui donne la propagande des institutions dominantes ; la construction de modèles aide de manière forte à imaginer des solutions qui sortent de ce cadre, par exemple la mise sur pied d’institutions fonctionnant selon le modèle. C’est là justement le cas de l’économie participaliste qui inspire déjà de nombreuses coopératives.
Z communications – The Spirit of Resistance Lives
[1] Michael Albert est, avec d’autres, le fondateur de la maison d’édition South End Press. Il a aussi fondé et il anime le méga-site Internet du mensuel Z (www.zmag.org).
[2] On peut par exemple arguer, et cela est très lourd de conséquences pratiques et politiques, que nos supposées économies de marché sont, dans une substantielle mesure, des économies interventionnistes de privatisation des coûts et de privatisation des profits ; ou encore que les firmes transnationales sont, de facto, des modèles d’économie planifiée.
[3] Une part de cette critique est celle des économistes néo-classiques, remarquant que pour que la planification soit efficiente, il faudrait que les décideurs puissent connaître et maîtriser l’information nécessaire pour effectuer les calculs permettant l’élaboration du plan et pouvoir imposer les incitatifs qui assureront que les agents économiques accompliront leurs tâches respectives. Mais même si on accorde ces improbables prémisses, de telles économies détruisent systématiquement l’autogestion, empêchent la détermination par chacun de préférences personnelles qui prennent en compte de manière raisonnable les conséquences sociales de ses choix et favorisent la montée d’une classe de coordonnateurs en plus de générer de bien piètres résultats sur le plan de la variété.