Chronique éducation
Éthique et culture religieuse II
par Normand Baillargeon
En 2008, on cessera de dispenser dans nos écoles un enseignement religieux catholique ou protestant. Faut-il mettre quelque chose à la place de ces enseignements ? Quoi, le cas échéant ? Et comment justifier notre réponse — positive ou négative ? Dans le dernier numéro, j’ai rappelé les graves enjeux que soulèvent toutes ces difficiles questions. J’en viens à présent à un examen critique de ce que propose le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) et à l’exposé de ce que je préconiserais pour ma part.
L’éthique et la culture religieuse selon le MELS
Le MELS, on le sait, a opté pour la mise sur pied d’un Programme d’éthique et de culture religieuse, qui s’adressera à tous les élèves, de la première année au secondaire V. Ce programme signe une double transformation de ce qui prévalait jusqu’à lui. La première nous conduit à enseigner l’éthique, plutôt que de donner une « formation morale » ; la deuxième nous fait passer de l’enseignement religieux à l’enseignement de la culture religieuse.
Sur chacun de ces plans, le programme ministériel a des ambitions réellement herculéennes, au point qu’il n’est guère raisonnable, à mon avis, de sérieusement espérer les atteindre. Certes, ces grandes ambitions sont souvent louables, mais elles sont aussi bien vagues : « enraciné dans la réalité du jeune » et dans la culture québécoise, ce programme « respecte la liberté de conscience » et « favorise le vivre-ensemble ». Les apprentissages y seront bien entendu continus et progressifs, l’élève en sera comme il se doit le centre, en même temps qu’il sera le moteur et l’acteur de son développement. Soit. Mais encore ? Qu’y a–t-il de substantiel derrière le lourd et imbuvable charabia du MELS.
Le programme distingue la morale (qui, nous dit-on, répond à la question : « Que doit-on faire ? » par des règles, des principes, des interdits, des devoirs proposés à la personne de l’extérieur) de l’éthique, laquelle « fait surtout appel au questionnement et au discernement sur ce qu’il est préférable de faire dans une situation donnée, par rapport à soi, aux autres et aux retombées sur le vivre-ensemble ». Cette distinction et ces définitions ne sont pas seulement confuses : elle sont aussi totalement inédites et semblent bien avoir été inventées de toutes pièces par les penseurs du MELS.
Mais il y a pire et on s’en aperçoit sitôt qu’on cherche à déterminer ce qu’on va précisément mettre sous ce chapeau d’éthique. Le programme entend faire « une large place à la réflexion sur les valeurs, les règles et le droit ». Fort bien, mais quoi précisément ? Lisez le document, retournez-le dans tous les sens et vous n’aurez pas de réponse à cette question — ou, ce qui revient au même, vous en aurez dix, aussi différentes qu’il y aura de lecteurs et de lectrices.
La transmission en extériorité, comme de données factuelles, sociales et historiques, de la culture religieuse est un objectif défendable et même louable. Mais que mettra-on ici aussi sous cet autre intitulé ? Quels contenus précisément ? Quelles religions ? Qu’en dira-t-on ?
D’aucuns croient ce problème difficile, voire très difficile. Je le pense insoluble. Insistera-t-on, par exemple, sur le rôle de l’Église catholique dans la promotion des droits humains ou sur l’Inquisition et l’obscurantisme ? Que dira-t-on des années 1980 en Amérique Latine ? Insistera-t-on sur la théologie de la libération ou plutôt sur l’obscurantisme de l’Église pour la contrer et sur la collusion de Rome avec les pires régimes politiques ? Qui décidera ?
Multipliez par 1000 ces questions, posez-les à propos de l’hindouisme, de l’Islam, du bouddhisme, des spiritualités autochtones et ainsi de suite, sans oublier de vous demander si l’école doit ou non faire une place aux idées des raéliens et à celles des scientologues, mouvement officiellement reconnus chez nous comme des religions, et vous aurez une idée de l’ampleur des difficultés qui attendent les enseignantEs qui devront enseigner ce programme de manière informée, neutre et respectueuse, sans blesser les enfants et leurs parents, qu’ils soient croyants ou non.
Mais ce n’est pas tout, puisque ce programme entend enseigner tout cela simultanément, soit à la fois l’éthique et la culture religieuse. De tous ses défauts, voilà le pire.
Une impossible conjonction
Bien des personnes croyantes craignent le traitement qui sera réservé à leur religion dans le contexte de cet amalgame proposé par le programme. Mais les partisans de la laïcité en sont également inquiets, le jugeant confondant et confusionnel. Les uns comme les autres discernent, derrière les généreux principes et les vagues objectifs dont le MELS a le secret, une fort discutable instrumentalisation et de l’éthique et de la religion : favoriser le vivre-ensemble ; promouvoir la cohésion sociale et la tolérance ; encourager l’ouverture à la diversité religieuse.
Sur le fond, c’est encore la complète hétérogénéité des deux domaines et leurs manières opposées de résoudre la question de la conduite humaine qui sont en cause. La morale, en fait, est logiquement indépendante de la foi, ce que leur conjonction tend à occulter en donnant à la culture religieuse à l’école publique d’une société laïque et pluraliste une place injustifiable, justement parce qu’elle est inévitablement en conflit avec l’idée de morale laïque.
On doit donner raison à Daniel Baril sur ce point, qui fait remarquer que l’amalgame éthique et culture religieuse amène l’école « à traiter des questions morales sous l’angle religieux ». Ce cours, poursuit-il, ne répond pas tant à la question : « Comment l’école peut-elle contribuer à l’éducation à la citoyenneté », qu’à celle-ci : « Comment l’école laïque peut-elle parler de religion ? ». On mesure la justesse de cette remarque en examinant ce que le programme dit des « représentations séculières », qui ne figurent d’ailleurs même pas dans le titre du programme. Dans le document intitulé Mise en place d’un programme d’éthique et de culture religieuse, on les évoque … dans une note de bas de page (p. 7) où il est dit que par « représentations séculières, on entend des conceptions du monde, de l’être humain et de sa place dans l’univers qui influencent l’agir humain sans que les personnes se réfèrent à des croyances religieuses (ex. : athéisme, écologisme, marxisme) ».
Ce que le marxisme fait parmi les trois seules doctrines nommées étonne. Mais la relégation de l’athéisme à une note de bas de page en dit long ; son assimilation à l’écologisme et au marxisme est pour le moins étrange ; le « etc. » qui conclut ce passage est à lui seul tout un poème ; mais, et surtout, le concept de « représentation séculière » et sa définition par privation (de religion !) laisse, littéralement, pantois.
Pour un perfectionnisme par le savoir à l’école publique
Je l’ai dit et le redis : les questions ici soulevées sont très difficiles et peut-être même n’ont-elles pas de solution satisfaisante pour tous et respectueuse de tous nos principes juridiques et de nos valeurs politiques. Il est en ce sens du devoir de chaque intervenantE de préciser les principes qui devraient nous guider pour trancher selon lui ou elle. Voici les miens — il y en a quatre.
Le premier principe est le mouvement vers la laïcité. Il prend simplement acte du mouvement de sécularisation de notre société pluraliste amorcé depuis quelques années, le tient pour souhaitable et conclut qu’il doit être poursuivi et renforcé. Si ce mouvement trouvera son véritable aboutissement par l’institution d’un espace public neutre, mon deuxième principe (le caractère civique de l’école) rappelle que l’école n’est pas une simple composante de cet espace public, mais qu’elle est un espace civique, à fréquentation obligatoire et avec des finalités spécifiques. La contribution propre de l’école publique et commune à la construction de l’espace laïc passe par le déploiement en son sein d’un perfectionnisme libéral.
C’est pourquoi mes troisième et quatrième principe affirment que l’école a une vocation épistémique et perfectionniste et que sa finalité est l’autonomie rationnelle des personnes : l’école est un lieu spécifiquement voué à la transmission de savoirs dont on attend qu’ils rendent l’individu meilleur et rationnellement autonome.
Le principe d’autonomie implique d’ouvrir aux enfants ce que j’appelle un possible « droit de sortie ». J’entends par là la possibilité, pour chacun des enfants, de faire le choix éclairé de ne pas rester au sein de la tradition, de la communauté ou simplement des idéaux au sein desquels le hasard l’a fait naître.
En somme, je pense que seuls certains contenus culturels, historiques et sociaux des religions devraient être enseignés à l’école publique et qu’ils ne devraient l’être qu’à l’occasion de développements dans des cours spécifiques — littérature, histoire, sciences notamment. Je tiens aussi pour une conviction que la moralité s’apprend d’abord en posant des gestes moraux — et pas par des exhortations, des leçons ou des discours. Comme l’avait bien compris Aristote, c’est en posant des gestes courageux qu’on devient courageux, des gestes citoyens qu’on devient citoyen. Et c’est donc au curriculum caché d’une école — le complément de son curriculum explicite, par quoi on désigne les savoirs que l’école enseigne directement — que l’on devrait essentiellement confier l’enseignement moral laïc et citoyen — et consacrer le temps du cours qui lui est dévolu.
Je pense enfin que des cours portant directement sur l’éthique, c’est-à-dire la réflexion qui prend pour objet la morale et sa justification, devaient être donnés, mais aux plus grands, donc en fin de scolarité obligatoire.