Dossier : Sexe, école et porno

Cul, corps, cash

Une entrevue avec Jocelyne Robert

Nesrine Bessaïh, Charlotte Lambert, Jocelyne Robert

Le dernier livre de la sexologue Jocelyne Robert, Sexe en mal d’amour, de la révolution sexuelle à la régression érotique, est présenté comme un ouvrage qui vise à « susciter et à intensifier la réflexion et les initiatives de ceux et celles qui auraient envie de purifier l’air de la puanteur pseudo-érotique ambiante, axée sur le cul obligé, performant, instrumental, mécanique, utilitariste et triste comme un jour de corvée ». À bâbord ! l’a interviewée sur sa vision du contexte social dans lequel s’inscrit la sexualité au Québec et en Occident.

À bâbord ! : Dans votre livre, vous définissez notre époque comme une époque de malbouffe érotique, le règne du « cul, corps, cash ». Qu’entendez-vous par là ?

Jocelyne Robert : Le modèle de consommation et de performance est omniprésent ; il domine tout, dont la sexualité. J’emploie « malbouffe » pour faire un parallèle avec le fast-food qui est accessible, rapide, pas cher, vite fait mais mal fait. Le cul, le corps et le cash sont des valeurs dominantes dans notre société qui, lorsqu’elles sont appliquées à la sexualité, forment un modèle de beauté, un modèle corporel, de performance et de consommation, en opposition à un modèle qui serait davantage relationnel, où les êtres humains iraient à la rencontre l’un de l’autre homme-homme, femme-femme, femme-homme, avec leur tête, leur cœur, leur corps. Et je dis cela sans tomber non plus dans le romantisme et la sentimentalité. Je ne dis pas que l’on doit nécessairement s’aimer et être ensemble pour la vie pour partager une sexualité. On pourrait aussi parler d’âgisme. Le modèle sexuel actuel est réservé aux jeunes, beaux, riches, en santé, bronzés, lipposucés, bottoxés ! Quand est-ce qu’on voit la sexualité des gens petits, ridés, vieux, malades, fragiles ?

AB ! : Ginette Plamondon, qui travaille sur une recherche sur l’hypersexualisation pour le Conseil du statut de la femme, a écrit « Nous sommes dans une sexualité de performance, typique de la porno d’où l’intimité et la réciprocité érotique sont totalement absentes. » Que pensez-vous de la pornographisation de notre esthétique sexuelle ?

J. Robert : Le modèle porno propose un rapport sexuel qu’on pourrait décrire comme une collision génitale. On y décortique le corps humain, on le découpe. Le corps de la femme, par exemple, y est toujours morcelé. Flash sur les seins, flash sur la vulve, flash sur l’anus. Le modèle porno propose aussi, la plupart du temps en tout cas quand on parle d’hétérosexualité, un modèle féminin instrument. Un instrument performant, efficace : la bonne trayeuse, la bonne suceuse, la fille bandante mais qui demeure un instrument au service de l’autre. L’autre qui a le pouvoir mais dont le sort n’est pas plus enviable, puisqu’il est réduit lui aussi à une machine. Et la société calque ce modèle parce qu’il est omniprésent, il est envahissant. Il est tant et si bien banalisé qu’on finit par le percevoir comme la norme. Et ce qui est inquiétant, c’est que c’est à partir de ces images et de ces messages que non seulement on finit par bâtir sa perception de ce qu’est l’érotisme, mais aussi qu’on définit ce qu’est un homme et ce qu’est une femme. À partir de là, la porno vient façonner notre vie sexuelle, notre vie érotique, mais aussi notre perception de soi, de l’autre et de l’être humain.

Évidemment, cela prend des proportions plus importantes à l’adolescence parce qu’à cette période, l’identification à des modèles est une étape importante du développement d’un individu. Les ados ont besoin, pour consolider leur identité de femme ou d’homme en devenir, de se conformer à des modèles. Et dans notre société, c’est la porno qui fait office de norme.

AB ! : Et quelles seraient les conséquences sur notre sexualité de cette culture de performance sexuelle qui vénère la consommation compulsive d’êtres humains objectivés ?

J. Robert : Je pense que nous sommes dans une période laboratoire. Selon moi, cela fait relativement peu de temps, je dirais une quinzaine d’années, qu’on peut constater un dérapage et cette déferlante pornographique qui s’est installée et qui nous éclabousse toutes et tous. Je dis ça en préambule pour qu’on comprenne bien que ce ne sont pas des conclusions mais des constats qu’on voit poindre et c’est assez important pour qu’on se dise que ce n’est pas anecdotique. C’est une problématique qui est constatée autant par les sexologues cliniciens que par les sexologues éducateurs, qui fait l’objet de conférences et de panels dans nos colloques. Ce qui m’alimente beaucoup depuis quelques années, ce sont les courriels que je reçois suite à la publication de mes ouvrages. Depuis la parution de Sexe en mal d’amour, j’ai pour la première fois dans ma vie professionnelle des contacts importants en nombre et en qualité avec des jeunes hommes et des jeunes femmes dans la vingtaine et la trentaine. C’est une tranche d’âge qu’on ne voit pas autrement, parce qu’ils et elles ne consultent pas de sexologues, ne viennent pas dans les conférences. Et ils révèlent des dépendances à la porno et lancent des appels au secours parce qu’ils veulent décrocher alors que ça fait 10 ans, 12 ans qu’ils en consomment.

Les conséquences, c’est une désillusion, une frustration, une insatisfaction. Une perte de sens. Ce qui différencie les êtres humains des autres espèces, c’est le sens qu’on donne aux choses. C’est la conscience, la signification des gestes que l’on pose, des choix que l’on fait, c’est la responsabilité. Et la porno n’a pas beaucoup de sens à part la mécanique, la génitalité. Il y a aussi le fait de se soumettre. La liberté sexuelle, c’est le contraire de se soumettre. En ce moment, on se soumet aux diktats d’un modèle sexuel. Troisièmement la porno a aussi un effet sur l’estime de soi. Et cela peut s’observer surtout quand on rencontre des ados ou des jeunes adultes. Quand une liaison sexuelle ne contribue pas à illuminer l’estime qu’on a de soi-même, on est aussi bien de ne pas la vivre. Combien de filles me disent que la sexualité les appauvrit au lieu de les enrichir !

Un autre impact dont les sexologues commencent à se rendre compte, c’est que des jeunes hommes et des jeunes femmes ont des difficultés relationnelles parce qu’ils se sont alimentés à la porno. Par exemple, des gars qui sont aux prises avec le modèle porno dominant, parce qu’ils découvrent la sexualité à travers la cyberporno, parce qu’ils passent les premières années de leur éveil sexuel à se masturber devant des images porno. Quand le jeune voudra entrer en relation avec une autre personne qui est en chair et en os et qui a des émotions, et bien ça risque d’être difficile. L’être humain réel ne fonctionne pas comme dans la porno. Un exemple de courriel que je reçois assez fréquemment, c’est le gars qui dit « J’aime ma blonde, je la désire mais je suis incapable d’avoir une érection si je ne vais pas d’abord me stimuler avec de la porno. » Ce genre de problématique était rarissime il y a 10-15 ans et aujourd’hui c’est de plus en plus courant.

AB ! : D’une génération à l’autre, les adultes sont toujours préoccupés par les pratiques sexuelles des jeunes. Est-ce ce même fossé générationnel auquel on assiste ou bien est-ce un autre phénomène social qui se profile ?

J. Robert : je pense que c’est un phénomène nouveau. Moi-même j’avais 20 ans dans la période Peace and love, l’amour libre, le temps des communes. On lançait nos soutiens-gorges par la fenêtre, on s’envoyait en l’air comme des crêpes. Mais derrière ça, il y avait des valeurs humaines et humanistes, il y avait une quête, une démarche d’égalité et de revendication. C’était l’époque de l’essor du mouvement des femmes. On était en quête de plaisir, de partage. Aujourd’hui, les valeurs qui sous-tendent le « produit sexuel », parce que c’est d’un produit dont il s’agit, sont des valeurs de consommation, de marchandisation, mercantiles et utilitaristes. Autre différence fondamentale, c’est la médiatisation de la sexualité, l’avènement de l’internet et l’omniprésence de la sexualité dans toutes les formes de médias.

AB ! : N’est-ce pas paradoxal, alors que nous sommes sensées vivre une ère de sexualité libérée, que des jeunes filles veuillent d’abord et avant tout répondre à ce qu’elles considèrent être les attentes masculines, avant de rechercher leur propre plaisir ?

J. Robert : On est loin d’un modèle féministe de la sexualité. Une jeune femme qui n’éprouve pas de désir mais qui cherche à correspondre à la norme actuelle est loin de la démarche féministe qui a pu caractériser la libération sexuelle. Le pseudo Girl power c’est le contraire du féminisme, c’est aspirer être la femelle bandante pour bien servir l’homme. Une sexualité présentée comme un pouvoir, mais il suffit de gratter un peu pour comprendre que c’est plutôt une soumission. Ce n’est pas parce qu’on pratique la sodomie ou les partouzes qu’on est plus évolué sexuellement. Combien de femmes se soumettent à des agirs sexuels simplement pour se conformer au modèle pornographique ? La majorité des femmes continuent de chercher à répondre à la norme, c’est seulement que la norme a changé. Dans ma pratique, mon intervention avec les jeunes femmes consiste souvent à les amener à réfléchir sur le désir et sur le sens du désir. Et quand j’aborde ce thème, en particulier avec les adolescentes, très souvent je me rends compte que ce sont des questions qu’elles ne se sont jamais posées. La révolution sexuelle serait que les filles soient plus satisfaites sexuellement et érotiquement qu’avant. Ce n’est pas le cas. Et quand, dans des groupes d’adolescents, on suscite une discussion sur la sexualité, une des premières choses qui ressort c’est que les filles reprochent aux garçons de vouloir qu’elles soient aguicheuses et performantes sexuellement, et dès qu’il y en a une qui est sexuellement active, qui a plusieurs partenaires, elle est traitée de salope. On ne peut pas parler de libération sexuelle si cet aspect-là n’a pas changé !

AB ! : Dans ce contexte, que pensez-vous de la façon dont se fait l’éducation sexuelle dans les écoles actuellement ?

J. Robert : Mais pour moi, il n’y en a pas de programme dans les écoles en ce moment. L’éducation sexuelle apparaissait nommément au programme scolaire mais elle n’y est plus et je trouve ce virage éducatif déplorable. Certaines diront que l’ancien programme ne donnait pas ce qu’on aurait voulu parce qu’on n’y faisait que de la prévention des maladies transmises sexuellement. Effectivement, on ne s’est pas donné les moyens de faire plus. C’est sûr que si on avait embauché dans les écoles des sexologues éducateurs, cela se serait passé différemment. Ça n’a pas été fait pour toutes sortes de raisons financières, politiques, syndicales.

Dans le nouveau programme, le fait de dire que l’éducation à la sexualité sera désormais la responsabilité implicite de tout le monde, du directeur d’école au concierge en passant par le professeur d’éducation physique et l’infirmière, c’est un vœu pieux. On me répondra qu’il y a quand même moyen de faire de l’éducation sexuelle, c’est vrai. Mais la sexualité est un terrain miné. Les enseignants ont peur d’aborder des questions teintées de leurs perspectives personnelles et n’ont pas de formation pour le faire. Et ils ont peur avec raison d’ailleurs, parce que chaque fois qu’un enseignant fait un faux pas sur le terrain de la sexualité, c’est à la une des journaux. En plus, les enseignants sont débordés. C’est compréhensible qu’ils ne s’aventurent pas trop sur ce terrain-là.

Avec la banalisation de la sexualité pornographique, avec le fait que les parents se sentent dépassés parce qu’ils ont l’impression que leur adolescent sait tout et ne voient pas ce qu’ils pourraient lui apprendre, ça devient plus important que jamais d’avoir un programme structuré et une constante. La génitalité n’a jamais été aussi présente partout et l’éducation sexuelle ne se fait plus nulle part de manière articulée. Je trouve cela très inquiétant.

AB ! : Qu’est-ce qui pourrait être fait en milieu scolaire en termes d’éducation à la sexualité ?

J. Robert : Je trouve formidable tous ces organismes qui mettent sur pied des projets liés à l’éducation sexuelle et qui les donnent ici et là. Ces interventions, si excellentes soient-elles, sont faites à la pièce. Mais l’idée de constante, d’accompagner les gens avec leur sexualité n’existe pas. C’est important qu’une institution ait une philosophie éducative en matière de sexualité, qu’elle permette au jeune de situer la sexualité dans un projet personnel qui donne du sens à sa vie, qu’elle l’accompagne et le soutienne dans cette perspective.

Bon, on va m’accuser de rêver en couleurs mais... L’objectif d’un programme d’éducation à la sexualité devrait être le développement global de la personne, l’atteinte d’une fierté d’être, comme fille ou comme garçon. Cela implique la prise en compte de l’affectivité et surtout une réflexion sur la liberté, sur l’orientation, l’identité et les choix sexuels, sur la façon de vivre sa sexualité. Il faudrait que des moyens concrets soient mis en œuvre pour atteindre ces objectifs. Non pas un petit programme-champignon de perfectionnement de quelques heures données aux enseignants, mais un programme global et détaillé, un accompagnement des enseignants en cette matière, un nombre d’heure défini, chaque semaine, pour réfléchir ensemble, tout cela encadré par des personnes compétentes.

AB ! : Georges Brassens chantait que la bandaison ne se commande pas et Georges Bataille posait l’interdit comme substance constitutive de l’érotisme. Comment entretient-on l’érotisme sans sombrer dans une société répressive sexuellement ?

J. Robert : L’érotisme réside beaucoup dans la psychodynamique, dans la symbolique, dans ce qui est suggéré. Et pour moi cela n’a rien à voir avec l’interdit. Je ne me range pas totalement derrière Bataille, même si je partage ses perspectives sur le mystère et sur le fait que la sexualité ne se limite pas à la pulsion et à l’agir sexuel génital. La génitalité est un aspect de la sexualité qui s’inscrit dans un contexte très large de signification et de symbolique. Par exemple, je trouve important que les enfants apprennent la terminologie exacte de leur anatomie génitale mais je n’ai jamais condamné, au contraire, le fait que les enfants utilisent aussi des petits mots poétiques et métaphoriques pour nommer leurs organes sexuels. C’est important de cultiver un espace qui permet l’épanouissement de l’appropriation individuelle, de la symbolique et du sens.

En ce moment, la sexualité est non seulement mercantile, mais elle est aussi carrément associée à la médecine, au corps fonctionnel. Tout est axé sur la performance et on aborde très peu le fait, par exemple, que le Viagra soutient l’érection mais ne donne pas de désir et ne garantit pas la satisfaction érotique. C’est sûr que mon regard sur la sexualité est plus sexosophique que sexologique, mais je demeure convaincue que le plus important dans une relation sexuelle est moins la performance que le fait d’être désiré, d’être accueilli, choisi par une autre personne. On s’attarde beaucoup à la mécanique, au détriment du sens et de la signification liés au sexuel.

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