Le droit de défendre nos droits
par Monique Moisan
Depuis un peu plus d’un an, les groupes de défense collective des droits font l’objet d’une campagne de dénigrement et de remise en question du financement que leur verse l’État québécois pour accomplir leur mission. S’il semble acceptable que des groupes communautaires soient subventionnés pour accomplir à un coût moindre la mission de l’État auprès des plus démuniEs, il n’en va pas de même pour les groupes dont la mission principale est de défendre nos droits.
Au printemps 2006, Claude Picher ouvrait le tir contre les groupes populaires et communautaires dont une part de leur financement provient de l’État québécois : « Il n’y a aucun doute que les bénéficiaires de subvention, dans leur vaste majorité, jouent un rôle essentiel. Mais devant la multiplication des bonnes (et des moins bonnes) causes, devant la pléthore d’organismes qui se marchent mutuellement sur les pieds (…), le temps ne serait-il pas venu de dépoussiérer tout cela ? De s’assurer que l’argent serve vraiment à soulager la misère, et non à organiser des manifestations ? [1] » Ce « dépoussiérage » auquel Picher conviait alors le gouvernement du Québec ne visait pas tant « tout cela », mais plus précisément les groupes de défense collective des droits, ceux-là mêmes qui organisent des manifestations et qui sont passés maîtres « dans l’art d’attirer les médias ». Il va sans dire que pour les autres groupes, qui ont l’heur de ne pas encombrer nos rues avec leurs revendications, les maigres fonds accordés par l’État n’ont pas à être remis en question : « Il est évident qu’il en coûterait beaucoup plus cher au gouvernement s’il devait lui-même assumer des responsabilités présentement supportées par des milliers de bénévoles. En revanche, certaines subventions laissent songeur. »
Mais la charge la plus vindicative est venue de Michel Kelly-Gagnon, au lendemain de sa nomination en tant que président du Conseil du patronat du Québec en avril 2006 : « Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que les pouvoirs publics soient pratiquement incapables de prendre des décisions économiques sensées quand elles ont le malheur de heurter les préjugés des professionnels de la contestation. Force est de constater que leur influence politique est excessive et qu’ils ont un effet paralysant sur le développement économique de la province. Ils nuisent carrément à la prospérité générale. On ne peut plus tolérer cette situation, au risque de voir l’économie du Québec tomber dans le marasme. [2] » Quelques jours plus tard, M. Kelly-Gagnon précisait sa pensée : « Certains groupes de pression exercent une influence démesurée sur le gouvernement. Par souci de justice et d’équité, l’État devrait avoir le courage politique de couper leurs subventions. [3] »
On se rappellera qu’à cette époque, le projet de déménagement du casino dans le quartier Pointe-Saint-Charles à Montréal venait d’être abandonné, notamment à la suite de la mobilisation des groupes communautaires membres de la Table de concertation Action-Gardien de Pointe-Saint-Charles. S’ils furent nombreux à décrier les groupes pour avoir fait déraper le processus d’implantation du casino dans ce quartier, les accusant d’immobilisme et empêchant le Québec de prospérer, bien peu firent état de l’ensemble des raisons ayant fait avorter le projet, outre la mobilisation populaire. Dans un rare moment de lucidité, Lysiane Gagnon écrivait : « Le projet est tombé parce qu’il ne présentait aucune garantie de rentabilité. Même le Cirque du Soleil, nominalement partenaire de Loto-Québec, ne voulait pas y investir un sou, encore moins y bâtir des installations permanentes (…) Qui sont les plus gros parasites de l’État ici ? Les groupes communautaires, qui reposent sur le bénévolat, ou les compagnies comme Astral, Spectra et Juste pour rire, qui sont massivement subventionnées par les gouvernements ? [4] » Poser la question, c’est y répondre…
Cette première salve contre le financement des groupes de défense collective des droits fut suivie d’une seconde, en janvier 2007, dans les pages du Journal de Québec, sous la plume de Michel Hébert d’abord [5], puis de Jean-Jacques Samson, sous un titre très évocateur : « L’association des plumés [6] » : « Certains organismes dispensent des services directs et concrets à des clientèles vulnérables. La pertinence de ceux-ci n’est nullement mise en doute. Des milliers d’autres font toutefois de la politique à plein temps avec notre argent, et contre nous. On retrouve dans le catalogue des subventionnés nombre de groupes de pression et leurs filiales locales, payés avec nos impôts pour organiser des manifestations, tenir des conférences de presse, faire de l’activisme, utiliser leur poids pour orienter des décisions politiques, budgétaires et fiscales en faveur de leurs clientèles (…) Le dénominateur commun est toujours l’utilisation de subventions provenant des impôts et taxes pour exiger de plumer encore plus ceux qui ont payé ces impôts et taxes. » Un peu plus loin il ajoute : « Une évaluation plus serrée du travail accompli et de l’utilisation des fonds publics pour la “défense des droits” s’impose aussi. La reddition des comptes est minimales dans ce secteur. »
Un peu de ménage dans tout cela (comme dirait l’autre…)
Ces quelques extraits sont assez représentatifs de l’ensemble des préjugés véhiculés dans tous les articles parus à ce sujet. Préjugés certes, mais aussi manipulation de l’opinion publique à l’encontre des groupes de défense collective des droits afin de faire pression sur le gouvernement pour qu’il cesse de les financer. Comme quoi il n’y a pas que les « groupes de pression » qui cherchent à influencer le gouvernement. Revoyons certains de leurs arguments :
Une pléthore d’organismes qui se marchent mutuellement sur les pieds. Oui, l’État finance un peu plus de 5 000 groupes communautaires, dont la majorité œuvrent en santé et services sociaux, offrant des services directs à la population, et ce, bien souvent dans le cadre d’ententes spécifiques de services. Une bonne part de leur financement n’est donc pas du soutien à la mission globale, mais bien plutôt pour faire le travail de l’État à sa place et à moindre coût. Leur nombre est proportionnel aux besoins de la population.
Leur influence politique est excessive. Bien sûr, les groupes de défense collective des droits cherchent à influencer les processus de décision du gouvernement, car c’est bien souvent la seule façon de faire respecter nos droits collectifs. Oui ils manifestent, oui ils font signer des pétitions, oui ils rencontrent les éluEs pour leur exposer leur point de vue. Nombre de ces groupes existent depuis 10 ou 20 ans et ils ont développé une expertise dans leur domaine d’activités. Lorsqu’ils prennent position, ce n’est pas sur la base de préjugés mais bien à la suite d’une évaluation sérieuse des impacts d’une éventuelle décision gouvernementale sur la vie et les droits de la population. Leurs motivations sont bien différentes de tous ces « autres » groupes de pression qui font du « lobbying » dans les couloirs des grands hôtels ou même du Parlement pour servir des intérêts corporatifs bien loin des préoccupations de la population.
Des milliers font de la politique à plein temps et contre nous. Quelle jolie perle ! On dénombre tout au plus 350 groupes de défense collective des droits financés par le Secrétariat à l’action communautaire autonome et aux initiatives sociales du Québec. On est bien loin des milliers de groupes dénoncés par Jean-Jacques Samson. Ces organismes œuvrent dans plusieurs domaines : logement, personnes handicapées, assistées sociales ou chômeuses, environnement, consommation. De toute évidence, M. Samson n’est ni handicapé, ni assisté social, ni chômeur, est fort probablement propriétaire, se fout de l’environnement et n’a pas de problème de consommation !
La reddition des comptes est minimale dans ce secteur. Faux. Le processus de reddition des comptes exige notamment le dépôt de leurs états financiers et de leur rapport annuel d’activités. Chaque dollar alloué par le gouvernement au soutien de leur mission est dépensé conformément au protocole d’entente que le groupe signe avec son bailleur de fonds.
Les groupes de défense collective des droits jouent un rôle essentiel dans notre société, non seulement dans la défense de nos droits collectifs, mais également à travers leurs autres activités, dont l’éducation populaire autonome occupe une grande place. Ces groupes sont aussi des espaces citoyens œuvrant auprès de la population dans un but de transformation sociale. Ils ont été mis sur pied par des citoyenNEs et leur mission est déterminée par leurs membres. Leur légitimité provient de la volonté citoyenne d’agir dans un souci de justice sociale et de redistribution équitable de la richesse, et ce, à travers des processus démocratiques. On ne peut pas dire la même chose de tous les « autres » groupes de pression qui fréquentent les alcôves du pouvoir.
[1] « Les bonnes œuvres… et les moins bonnes », La Presse, 1er avril 2006.
[2] « Conseil du patronat du Québec : Les groupes communautaires nuisent à la prospérité, selon le président », La Presse, 18 mai 2006.
[3] « Du communautaire à la politique… », La Presse, 27 mai 2006.
[4] « Qui sont les parasites ? », La Presse, 3 juin 2006.
[5] « Québec a versé 635 M$ à 5 072 organismes communautaires : Et le budget gonfle sans cesse » et « Taschereau a reçu plus que la Gaspésie », Journal de Québec, 4 janvier 2007.
[6] « L’association des plumés », Journal de Québec, 6 janvier 2007.