Espace public et judiciarisation
Quand la marge encaisse
par Bernard St-Jacques
Triste sort que celui du sans-abri au moment où les canicules et les festivals viennent meubler les quartiers centraux de notre chère métropole. Cet été, encore trop fréquenteront des prisons qu’on dirait destinées à tout ce qu’il y a de pauvre dans notre société. D’autres subiront les frasques d’une intimidation policière quotidienne. D’autres encore feront face au regard haineux de résidentEs qui connaissaient à peine l’existence de ces personnes itinérantes quand ils ont atterri récemment dans leur condo du centre-ville. Chronique d’un autre été chaud annoncé.
Clichés du centre-ville
Bien qu’elle ne fasse pas exception à d’innombrables grandes villes occidentales, Montréal a particulièrement appuyé sur l’accélérateur du développement et de la revitalisation de son centre-ville dans les dernières années. Les velléités du milieu culturel commercial, salivant son quartier des spectacles avec sa rue Sainte-Catherine transformée en Broadway, croisent sur leur chemin une population marginalisée qui occupe le quartier depuis des lunes. L’extension du campus de l’UQAM, la Grande Bibliothèque et l’acharnement commercial rencontrent ces mêmes weirdos comme autant d’obstacles à leurs entreprises. Enfin, le centre-ville n’échappe pas au phénomène de l’embourgeoisement qui, lui aussi, traîne son lot de plaignants. Difficile de dire à quel point l’application de cette revitalisation du centre-ville à vitesse grand V a joué ou continuera de jouer un rôle prépondérant dans la montée de la répression.
La mise en place de la police de quartier en 1996, fondée sur des modèles nord-américains de police de proximité, a coïncidé avec la montée subite de la répression. Cette approche, qui vise prétendument à se rapprocher des citoyens et de leurs préoccupations, a accompagné l’émergence d’un « sentiment d’insécurité » dans la population. Des gestes qui deviennent soudainement intolérables pour la « population » alors qu’ils ont pourtant toujours fait partie de notre paysage urbain, comme la mendicité et autres métiers de rue. En 2004, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) fait le bilan des premières années de la mise sur pied de cette politique et lance son plan d’Optimisation de la police de quartier en mettant désormais l’accent sur la lutte aux incivilités (petty crimes). Parmi ces dites incivilités, on retrouve notamment les graffitis, la présence dérangeante de mendiantes et le rassemblement de jeunes dans les espaces publics. Dès lors, l’itinérance est devenue un acte incivil qui suggère des comportements dérangeants et qui devient l’une des cibles policières principales, aux côtés des crimes économiques et des gangs de rue. Bizarrement, c’est au cours de cette même année 2004 que sera recensé le plus grand nombre de contraventions émises à des personnes en situation d’itinérance.
Des chiffres et des lettres sur la répression
Professeure à l’École de service social de l’Université de Montréal, Céline Bellot a recensé et analysé, en 2005, quelque 22 685 constats d’infraction émis à 4036 sans-abri entre 1994 et 2004 dans le cadre d’une étude sur la judiciarisation à Montréal [1]. Les résultats de cette étude se sont avérés accablants pour la municipalité et son service de police. On y a d’abord constaté que le nombre de contraventions émises a quadruplé en 10 ans et qu’elles relèvent, pour la plupart, d’infractions liées à l’unique présence de ces personnes dans l’espace public. Par ailleurs, on voit apparaître ce qu’on appelle un phénomène de surjudiciarisation, par lequel on confirme l’existence de scénarios catastrophes caractérisés par un nombre impressionnant de constats émis à une seule personne dans un très court laps de temps. Enfin, et c’est peut-être le plus surprenant, on apprend que dans les ¾ des cas (72 %) où il y a émission de contraventions, la radiation des constats se termine ni plus ni moins par l’emprisonnement de la personne dans une société où la prison constitue pourtant une mesure d’exception.
En avril dernier, rattrapant les deux années perdues depuis 2004, la poursuite de cette étude a confirmé la contraventionnalisation comme « mode de gestion » courant de notre espace public. On souligne une baisse globale de 11,3 % du nombre d’infractions entre 2004 et 2005. On peut donc parler d’une diminution sensible, mais fort peu significative si on la compare aux récentes déclarations optimistes des services municipaux de même qu’aux protestations, aux réactions et à l’indignation qui ont suivi la première phase de l’étude (1994-2004). Plus spécifiquement, pour les infractions en vertu de la réglementation municipale, la baisse atteint 25,2 %. Mais comme l’affirme Céline Bellot dans Le Devoir du 16 avril 2007, « les autorités municipales ont levé le pied sur l’accélérateur, mais n’ont pas encore pesé sur le frein. Le fait qu’on revienne au niveau de 2003, c’est encore énorme par rapport aux années antérieures ». Enfin, la plus grande surprise provient des infractions à la réglementation du métro (R-036 et R-037). La Société de transport (STM), qui fait actuellement l’objet d’une restructuration devant donner lieu à l’entrée massive de la police sous terre, a connu une hausse de 225 % des constats d’infraction (passant de 1750 en 2003 à 3934 en 2004, pour se maintenir avec 3942 constats en 2005). Il faut souligner, en terminant, que les policiers et policières autant que les agentEs de surveillance de la STM partagent la responsabilité de cette hausse massive comme personnes dispensatrices des constats.
Montréal estival 2007 : festival des tickets ?
Pour la saison estivale, on peut parier que l’action se passera bien davantage dans les rues et dans les parcs de la métropole que dans le métro. Mais quel sort attend les quelques weirdos que nous rencontrerons ?
Tout d’abord, on aura peut-être l’occasion d’en savoir un peu plus sur les effets d’un règlement adopté en août dernier, qui a fait couler beaucoup d’encre, sur la fermeture des parcs la nuit. Ce tristement célèbre règlement, adopté par l’arrondissement Ville-Marie, a entraîné la transformation des 15 places publiques restantes au centre-ville en parcs municipaux. Dès lors, ces lieux sont tombés sous la juridiction d’une réglementation spécifique aux parcs qui inclut, entre autres, leur fermeture de minuit à 6 heures. Aussi symbolique que répressive, cette nouvelle mesure a été agressivement dénoncée par les groupes communautaires de même que par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJQ). Pour plusieurs, elle constitue ni plus ni moins que la fermeture définitive de l’espace public montréalais.
Mais revenons à cette baisse de 25,2 % des contraventions en vertu des règlements municipaux qui pourrait d’ailleurs supposer que la population itinérante se déplace et sort du centre-ville. En effet, le Poste de quartier 21 (centre-ville) affirme avoir diminué de moitié la remise de contraventions liées aux incivilités. Pour leur part, les données de l’étude concernent l’ensemble du territoire de la Ville de Montréal et on sait que la très forte majorité des constats sont normalement émis au centre-ville et en période estivale. Si on suppose que les données du SPVM sont réalistes, on peut alors conclure qu’une plus grande partie des interventions policières se déroule dans les quartiers périphériques et que les sans-abri délaissent de plus le plus le centre-ville.
Néanmoins, en période estivale, l’émission de contraventions ne peut expliquer à elle seule l’importante augmentation de la répression dans les quartiers centraux. En effet, les postes de quartier (PDQ) ont connu une augmentation constante de leurs effectifs en plus de la mise en place d’escouades spéciales en période chaude. Par la même occasion, les PDQ augmentent et varient leurs méthodes de patrouille : à pied, en patin à roues alignées, en vélo, à cheval, etc. L’omniprésence des forces de l’ordre dans l’espace public a de quoi rendre la vie difficile aux personnes marginalisées de par le nombre d’altercations et de gestes d’intimidation possible.
Imaginez le nombre d’agentes à l’heure le jeune punk récalcitrant s’aventurant à quêter à l’angle des rues Sainte-Catherine et Saint-Hubert doit faire face, un jeudi ensoleillé en début de soirée… Combien de fois par jour cette personne peut-elle se faire dire qu’elle est en infraction et se voir menacer de recevoir un ticket avant de, finalement, encaisser ?
Réseau d’aide au personnes seule et itinérantes de Montréal
[1] Voir, également de Céline Bellot, l’article « L’itinérance en prison : le cas de Montréal » dans le dossier « Pauvreté et contrôle social » de la revue À bâbord ! # 13 (février/mars 2006).