Créateurs libres sur le web
par Philippe de Grosbois
Les nouvelles technologies de communication en général, et Internet en particulier, ouvrent la voie à un partage d’informations, de connaissances et de créations d’une portée inégalée dans l’histoire, à un point tel qu’on a parfois l’impression, dans le cas du partage de la musique par exemple, que les grandes industries culturelles sont prises de panique. Ainsi, paradoxalement, alors que la distribution de contenu est plus facile que jamais, les législations sur les droits d’auteur et sur la « propriété intellectuelle » se trouvent renforcées. Heureusement, des alternatives se mettent en place pour contourner ces difficultés : le logiciel libre, l’encyclopédie Wikipédia, etc. L’une de ces vigoureuses initiatives à contre-courant, qui gagne à être connue, est sans contredit le projet Creative Commons.
Creative Commons (ou CC pour les intimes) est d’abord une initiative juridique. L’organisme à but non lucratif est fondé en 2001, principalement par des juristes spécialisés dans les questions entourant ladite propriété intellectuelle et le cyberespace (le plus connu étant Lawrence Lessig, auteur de quelques ouvrages sur ces questions [1]). Les premières licences sont inspirées de la GNU GPL, une autre licence qui encadre la plupart des logiciels libres tels Open Office et Linux. Elles apparaissent en décembre 2002. L’objectif est d’offrir aux créateurs et créatrices en tout genre (que ce soit dans le domaine artistique, scientifique, journalistique, etc.) des outils leur permettant de libérer certains droits en ce qui a trait à leur œuvre. À la différence de la GNU GPL, les licences CC ne s’appliquent donc pas à des logiciels, mais à des créations d’autres types. De plus, et contrairement à l’encyclopédie Wikipédia, où le contenu est complètement libre, il est possible de conserver certains droits à l’aide d’une licence CC, tout en facilitant la distribution de ses œuvres.
Un exemple : imaginons un enseignant au collégial qui a un site web sur lequel se trouvent des exercices de sa conception et qui serait ravi que des collègues d’autres collèges les utilisent dans la mesure où ils ne s’attribuent pas la parenté de l’exercice et qu’ils n’en fassent pas une distribution commerciale. Par défaut, tout ce qui paraît sur Internet est soumis au copyright : tous les droits sont réservés. On peut donner sa permission chaque fois qu’on se fait contacter, mais il est beaucoup plus efficace de définir clairement et à l’avance les paramètres du partage de ses créations. C’est ici que Creative Commons peut s’avérer utile : à l’aide de quelques questions (« autorisez-vous les utilisations commerciales ? », « permettez-vous les modifications à votre œuvre ? »), on est guidé vers la licence appropriée. Celle-ci est disponible à la fois en langage courant et sous la forme d’un contrat juridique, et peut être intégrée à un site web sans trop de difficultés. Les licences peuvent également s’appliquer à du contenu audio/radiophonique, à des images ou des photos, à de la vidéo...
Au cours des dernières années, l’utilisation des licences CC a connu une croissance plutôt phénoménale : en juin 2006, soit moins de quatre ans après le lancement de la première licence, il y aurait 140 millions de sites web [2] qui disposent de liens vers une licence CC (probablement parce que le contenu de ces sites y est soumis). Les moteurs de recherche se sont adaptés en conséquence : Google et Yahoo !, notamment, offrent la possibilité de filtrer la recherche selon les critères établis par Creative Commons [3].
« À quoi cela peut-il me servir ? », vous demandez-vous peut-être. Un autre exemple : vous faites partie d’un journal de gauche qui vous amène beaucoup de fierté mais qui dispose de revenus modestes. Vous cherchez des photos d’Oaxaca pour un article sur la situation politique au Mexique. Il vous suffit de consulter Flickr, site de partage de photos, et de faire une recherche avancée [4], en spécifiant les critères nécessaires. Plus de douze millions de photos, sous une licence CC, vous attendent.
En dépit de sa popularité, le projet initié par Lessig et ses collègues n’est pas exempt de critiques. On reproche à ces licences d’être souvent incompatibles avec celles, plus libres, de la Free Software Foundation (qu’utilise la fondation Wikimédia par exemple), ce qui complexifie grandement le partage de documents [5]. De plus, plusieurs reprochent aux bâtisseurs de Creative Commons de se cantonner au terrain juridique et de ne pas faire de leur projet l’arme d’une bataille explicitement politique, ce qui ampute une grande partie de son potentiel antisystémique [6]. Néanmoins, les licences Creative Commons offrent une alternative à la fois simple, précise et concrète à l’embrigadement du savoir et de la culture.
[1] Notamment L’avenir des idées (traduction de The Future of Ideas, 2005) et Free Culture : How Big Media Use Technology and the Laws to Lock Down Creativity (2004).
[3] Pour Google, voir http://www.google.com/advanced_search ; pour Yahoo !, voir http://search.yahoo.com/cc.
[5] Sur ce problème, on trouvera une réflexion étoffée à l’adresse suivante : http://intelligentdesigns.net/Licenses/NC
[6] Une critique érudite de cette faiblesse peut être trouvée ici :
http://www.freesoftwaremagazine.com/articles/commons_without_commonality