André Corten, Vanessa Moulin et Julie Girard-Lemay (dir)
Les frontières du politique en Amérique latine. Imaginaires et émancipation
lu par Antoine Casgrain
André Corten, Vanessa Moulin et Julie Girard-Lemay (dir), Les frontières du politique en Amérique latine. Imaginaires et émancipation, Paris, Karthala, 2006.
Les expériences récentes de la gauche en Amérique latine sont inspirantes et fascinantes. Les années 1990 ont été marquées par la résurgence des mouvements sociaux : les zapatistes, le MST, et les mouvements indigènes. Un nouveau vent de gauche a soufflé sur les années 2000 : Lula, Morales, Kirchner, Correa et surtout Hugo Chavez et sa révolution bolivarienne.
La diversité des modes de résistance, la pluralité des idées et les expériences alternatives de la gauche latino-américaine ont fasciné autant les militant que les universitaires du Nord. Mais la pluralité et la diversité ne devraient-elles pas constituer la nature du politique ? Si l’arme politique par excellence est le langage, les imaginaires politiques sont au cœur des actions politiques.
Le livre Les frontières du politique en Amérique latine est une enquête sur les « imaginaires politiques ». Écrit par les membres et collaborateurs du Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine de l’UQAM, il aborde des thèmes souvent délaissés par l’analyse de la politique à court terme. Au centre du questionnement : la « clôture du politique ». Toute action politique nécessite de poser une frontière (une « clôture ») qui délimite dans un premier temps l’objet de cette action. Cette clôture permet également de marquer une distance entre l’autorité politique et sa légitimation (la société civile, les classes sociales, le droit). L’imaginaire collectif contribue à la définition et à la constante redéfinition de cette frontière.
Nous sommes confrontés à une mutation constante des significations et de la portée des mots. Pierre Beaucage explique, dans ce livre, la difficile jonction entre les différents mouvements indigènes et autochtones des Amériques. La confrontation des termes, peuples/populations, Indien/autochtone/indigène, nation/classe, cache des réalités et des imaginaires distincts. Si les autochtones des pays andins et méso-américains se concentrent davantage sur des revendications sociales, les communautés autochtones minoritaires d’Amérique du Nord et du Cône Sud avancent davantage des demandes autonomistes.
D’un autre côté, si le président argentin Nestor Kirchner utilise abondamment le mot « Argentine » dans ses discours, tel que démontré par Victor Armony, c’est avant tout pour la réhabilitation de ce qu’on appelle un « nationalisme sain ». Gerardo Carlés et Pablo Semán expliquent dans leur article comment la politique de Kirchner puise sa légitimité dans son opposition aux politiques économiques de ses prédécesseurs, des politiques néolibérales orientées vers l’économie globale. L’idéologie nationaliste argentine se déplace du militarisme autoritaire de la dictature à la promotion d’une solidarité sociale. Ce nouvel horizon politique permet un rejet du néolibéralisme et un nouveau regard sur les alternatives possibles.
Je me permettrais ici d’avouer ma préférence pour le terme « horizon » plutôt que « clôture » du politique. L’horizon du politique reflète davantage ce que Ricardo Peñafiel évoque en écrivant : « il faut se demander comment cette clôture peut être “ouverture” ». L’expérience vénézuelienne démontre en ce sens toute sa puissance. Peñafiel nous montre comment la scénographie révolutionnaire chavista opère une « suture » d’un monde politique disloqué par la pauvreté. Ce faisant, ce nouvel imaginaire révolutionnaire permet l’ouverture d’un nouvel espace public où la construction d’une nouvelles société devient possible.
Comme souvent dans un ouvrage collectif, la qualité et l’intérêt du propos varient considérablement d’un chapitre à l’autre. Je me dois d’avertir le futur lecteur de l’hermétisme académique des premiers chapitres de cet ouvrage : l’exercice de synthèse des pensées d’Ernesto Laclau et de Cornelius Castoriadis s’adresse à un public initié. Il serait donc conseillé, à la personne intéressée davantage par la partie « Amérique latine » du titre du livre, de débuter par les textes de la troisième partie, notamment l’excellente synthèse de Pierre Beaucage sur les revendications autochtones dans les Amériques. Ce faisant, en rebroussant chemin vers la seconde partie qui contient des textes où la méthodologie est plus présente, on finira par s’attaquer à la très théorique première partie. Sans être le meilleur livre disponible sur la situation politique en Amérique latine, il est fortement conseillé aux étudiants et étudiantes en sciences humaines travaillant sur le sujet.