Romain Cruse
Le mai 68 des Caraïbes
Romain Cruse, Le mai 68 des Caraïbes, Montréal, Mémoire d’encrier, 2018, 400 pages.
Le géographe Romain Cruse se pose l’objectif de livrer au lectorat une autre histoire des Caraïbes, se distinguant du récit historique officiel. L’historiographie dominante présente généralement la décolonisation comme étant le point tournant de l’histoire caribéenne des années 1960 et 1970. Cruise, quant à lui, remet en question cette conception en démontrant que cette époque est aussi profondément marquée par un changement d’occupant – les États-Unis deviennent la principale puissance impériale de la région, particulièrement dans les îles anglophones – et que de nouvelles classes dominantes et possédantes s’y forment. Ainsi, les institutions politiques et l’économie se retrouvent entre les mains d’une poignée de personnes monopolisant les pouvoirs décisionnels dans un contexte marqué par une redéfinition de l’organisation sociale faisant suite à l’avènement des « indépendances ». S’intéressant à l’histoire politique, économique, et des résistances, il propose un récit qui dévoile la singularité des histoires de chaque société caribéenne tout en mettant en évidence leurs points communs, dont les interventions étrangères, ainsi que la mainmise des puissances – États, banques, institutions internationales, et individus – sur les ressources et l’économie.
Cruse a pour point de départ le cas de Porto Rico. Il démontre la manière par laquelle les États-Unis s’y sont imposés et ont mis en place – voire expérimenté – des politiques de développement par « invitation ». Celles-ci ont favorisé les investisseurs étrangers à partir des années 1950, ce qui a eu pour effet de concentrer les richesses au sein d’une petite oligarchie et d’accentuer l’appauvrissement des ceux et celles qui y vivent. Qualifiant ce processus de « portoricanisation », il démontre comment ce phénomène s’est opéré dans d’autres îles des Caraïbes, sans oublier de présenter les exceptions et la particularité de chacun des cas de figure abordés. À partir de ces démonstrations, il présente et analyse les mouvements de contestation dirigés contre ces nouveaux ordres politiques et économiques exerçant une forte domination. Ce sont ces mouvements et épisodes de contestations que Romain Cruse nomme « Mai 68 des Caraïbes », malgré le fait que ces mouvements n’ont pas nécessairement eu cours à ce moment précis. Rappelant à son lectorat que l’occidentalocentrisme est l’un des marqueurs de la pensée européenne, il utilise cette terminologie comme concept désignant un moment historique marqué par des mouvements sociaux historiques. L’objectif est, en fait, de faciliter la compréhension des occidentalocentristes, en plus de faire un joli pied de nez à l’idée « d’exception européenne ».
Par sa démarche, Cruse conteste et renouvelle intelligemment l’historiographie caribéenne du XXe siècle. Il participe à la restitution d’une agentivité chez les personnes concernées, trop souvent occultées et/ou stéréotypées par les récits dominants. Cet ouvrage est un incontournable pour les historien·ne·s des mouvements sociaux, mais aussi pour ceux et celles ayant un intérêt pour les musiques des Caraïbes, dont l’histoire, très présente dans ce livre, est intrinsèquement liée à celle des luttes sociales menées dans ces îles.