Présentation du dossier
Le droit à la ville
Un dossier coordonné par Ève Gauthier, Jean-Yves Joannette et Anne Latendresse
Les révoltes populaires ayant embrasé les banlieues françaises à l’automne 2005 sont une illustration, certes forte, du malaise urbain qui se vit un peu partout dans les métropoles du monde et, pire encore, dans les mégapoles du Sud. Alors que l’on prévoit que 65 % de la population mondiale sera urbanisée en 2050, on constate aussi que les villes sont aujourd’hui le territoire de redéploiement du capital et, avec lui, d’inégalités et d’exclusion croissantes. La question du droit à la ville est plus que jamais criante de pertinence. Comment les citoyennes peuvent-ils s’approprier la ville et, par le fait même, contrer sa privatisation ?
Les métropoles jouent le jeu de la mondialisation néolibérale en s’engageant les unes contre les autres dans la course aux investissements et aux investisseurs. Elles deviennent hautement convoitées pour leur potentiel, souvent encore inexploité, de marchandisation de leurs services publics. Pourtant, là où certains services ont été privatisés, trop souvent l’entreprise privée n’a pas rempli ses promesses, avec des conséquences désastreuses sur les populations : hausse des tarifs, coupures de services, maladies liées au manque d’accès à l’eau ou à l’électricité, etc.
La ville néolibérale a soif de profits, ce qui s’exprime notamment par la logique des mégaprojets à tout prix, souvent planifiés au détriment des populations locales. Par exemple, des mégaprojets de développement urbain grugent les meilleures terres agricoles québécoises ou ses milieux humides, amplifiant d’autant l’étalement urbain et ses conséquences sur l’environnement. Près des centres-villes, la reconversion ou la construction de condos de luxe chassent les populations des quartiers autrefois populaires. Les luttes urbaines ont été nombreuses, encore récemment, contre cette vision fermée du développement avec, on s’en souvient, de grosses accusations « d’immobilisme » portées par l’élite économique québécoise contre les mouvements communautaires.
C’est une véritable ségrégation résidentielle et sociospatiale qui se structure et se renforce. Si on peut la voir plus facilement dans l’exclusion dont sont victimes les habitants des banlieues françaises ou, a contrario, dans les gated communities des États-Unis, cette même ségrégation s’opère subtilement dans les villes québécoises où les enjeux de mixité sociale sont de plus en plus d’actualité.
Devant cette ingénierie urbaine néolibérale, le concept du droit à la ville tel que l’a proposé en 1968 Henri Lefebvre, exprime ce droit, et non un simple privilège, de tout « citoyen urbain » de prendre part à la ville telle qu’elle existe, mais aussi à sa production et à sa transformation. Le droit de participer à son aménagement, le droit politique de définir la ville, le droit à un environnement sain et aussi, plus simplement encore, le droit à un logement adéquat ou à des transports collectifs accessibles.
Dans ce contexte, la question du statut des villes est très importante. En effet, en concentrant une partie sans cesse croissante de la population, elles concentrent également les problèmes auxquels elles doivent répondre. On ne cesse de leur « pelleter » de nouvelles responsabilités sans que, pour autant, les moyens ne suivent. Prônée par la Banque mondiale dans les pays du Sud, la décentralisation masque mal un désengagement flagrant et total de l’État. Toutefois, dans un pays comme le Brésil, on a vu la convergence de facteurs, dont la décentralisation vers les municipalités, la présence de mouvements urbains forts et dynamiques et l’investissement des villes par la gauche politique, ayant favorisé l’émergence d’expériences qui contribuent au renouvellement de la démocratie urbaine. C’est ici que la révolution urbaine de Lefevbre prend tout son sens.
Qu’en est-il au Québec ou les réformes successives sont pourtant toujours restées inachevées ? Pour les uns, l’autonomie des villes est essentielle pour la pleine réalisation de leurs responsabilités et pour permettre des innovations démocratiques. Pour d’autres, la perte de l’universalité de la qualité des services publics de qualité comparable est un réel danger.
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Le présent dossier sur le droit à la ville se divise en trois sections. La première, La ville néolibérale, présente le projet néolibéral urbain qui se déploie dans les villes du Nord et du Sud. Un projet qui, comme le souligne Anne Latendresse, nécessite de renouveler notre lecture de la ville, et appelle les mouvements urbains à revoir leurs pratiques et stratégies de résistance. Pierre J. Hamel met en garde contre la dépolitisation du processus de décision publique à prévoir avec d’éventuels PPP dans les services municipaux. Enfin, la néolibéralisation des villes se réalise également par le biais d’accords internationaux comme l’AGCS qui remettraient en cause le pouvoir des municipalités, et les services publics qu’elles offrent encore. Claude Vaillancourt dresse un bilan de la campagne qu’a menée ATTAC pour déclarer le plus de villes possibles « hors AGCS ».
La deuxième section est une mise en débat sur la décentralisation vers les municipalités et l’autonomie des villes. Comment interpréter cette réalité en mouvement ? Y aurait-il différentes interprétations selon que l’on milite dans la métropole, dans une ville centre ou encore en milieu rural ? Quatre militants aux convictions bien ancrées, et issus de ces différents espaces, ont bien voulu nous faire part de leur analyse sur ces processus de décentralisation et de leurs visions d’avenir : Dimitri Roussopoulos et Yves Bellavance de Montréal, Jean-Francois Aubin de Trois-Rivières et Jacques Proulx de Solidarité rurale.
Enfin, la dernière section, Vers une citoyenneté urbaine ?, traite de la politisation des enjeux urbains à travers la construction d’une citoyenneté urbaine. Un premier texte d’Ève Gauthier retrace l’évolution internationale d’un mouvement pour le droit à la ville. Un second texte de Luc Rabouin démontre comment le processus des Sommets citoyens tenus à Montréal depuis le début des années 2000 a eu des impacts tangibles pour la démocratie montréalaise. Enfin, Jocelyne Bernier retrace l’évolution d’expériences novatrices de démocratie participative au sein de villes québécoises.
Bonne lecture.