Culture
Journal d’un coopérant
Les faux-semblants du travail humanitaire
Depuis le début de sa carrière artistique, Robert Morin s’impose comme un cinéaste ou vidéaste indépendant, qui ne craint pas de bousculer les clichés dominants de notre société pour favoriser la prise de conscience, chez le spectateur d’une réalité troublante. Aussi, malgré ses maladresses stylistiques et le caractère parfois inaccompli de ses explorations thématiques, la dimension sociopolitique de son œuvre a le mérite de susciter des interrogations contemporaines pertinentes.
Comme son titre le suggère, Journal d’un coopérant [1] traite du thème délicat de la coopération internationale, dont la teneur est souvent déformée par le prisme médiatique. Cependant, il importe de préciser que le film de Morin constitue un faux journal filmé à travers lequel le cinéaste relate l’histoire de Jean-Claude Phaneuf (incarné par Robert Morin lui-même), un technicien en électronique anonyme, lequel se rend au Burundi afin d’apporter son soutien à une ONG, Radio du Monde, qui facilite le développement des petits médias nationaux. Mais on ne tardera pas à constater que la remise sur pied de l’Afrique constitue une entreprise autrement plus périlleuse que la simple réparation d’appareils électroniques.
Comme il l’a fait dans la quasi-totalité de ses-œuvres antérieures (de Motel [1974] à Papa à la chasse aux lagopèdes [2008], en passant par Windigo [1994] et Que Dieu bénisse l’Amérique [2006]), Robert Morin joue sur la structure narrative de son film pour représenter la complexité du monde au spectateur. D’emblée son récit s’ancre dans le quotidien, puisqu’il s’amorce à travers la soi-disant confession d’un coopérant néophyte nous signifiant qu’il va filmer son expérience de manière à saisir l’essentiel de l’Afrique. Ensuite, Morin met en abîme la vidéo amateur de son protagoniste dans la réalité africaine, unissant le particulier à l’universel. Par conséquent, le spectateur développe sans ambages une relation de complicité avec ce personnage, qui pose un regard apparemment pur sur le monde qui l’entoure. Dans cet esprit, la scène d’arrivée de Phaneuf à Bujumbura est percutante puisque, passant des quartiers pauvres aux quartiers riches de la capitale, il dénonce les inégalités, voire les iniquités sociales qui sévissent de manière criante en Afrique. Jouant sur la texture de l’image, divisant l’écran, superposant les images l’une par dessus l’autre, Morin dévoile des fragments emblématiques du réel qui stimulent l’imaginaire du spectateur, renouvelant du coup la grammaire du réalisme critique à laquelle il a recours. Sa quête d’originalité esthétique n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, celles de Claude Jutra ( À tout prendre , 1963) et de Jean-Pierre Lefebvre ( L’amour blessé , 1975).
Le dilemme du coopérant
Le titre du film de Robert Morin prend pleinement son sens lorsque le réalisateur dépeint le personnage principal dans son intimité. Bien sûr, on voit poindre en lui l’image du révélateur, puisqu’il s’impose comme un membre de l’ONG qui ne trempe pas dans les magouilles de ses dirigeants, qui ne monnaie pas ses services pour en tirer un grand avantage financier. Dans cette perspective, on remarquera la scène où le président du conseil d’administration de Radio du Monde demande à Phaneuf de ne pas filmer les entretiens auxquels lui et ses subalternes procéderont. Cependant, profitant de la distraction du dirigeant de l’organisme, le technicien dépose la caméra par terre et parvient à enregistrer les discussions d’affaires que tiennent les présumés décideurs. La dialectique de la bande image et de la bande son se révèle très ironique, puisque le spectateur a l’impression d’assister à une conversation entre différentes paires de jambes. Par le biais de cette séquence surréaliste, le cinéaste témoigne clairement de la vanité des réunions des membres des ONG, qui s’en tiennent aux directives du patron et ne cherchent pas à améliorer le sort des démunis dont ils sont censés s’occuper.
Alors qu’il va partager un savoureux dîner avec ses collaborateurs noirs du Burundi, Phaneuf interroge son guide au sujet de la misère dans laquelle vivent les Africains. Ce dernier, en divisant un copieux repas en parties, lui révèle comment sont partagés les dizaines de milliards de dollars que les pays des trois autres continents versent à l’Afrique. Les grandes entreprises, les chefs d’État africains et les ONG apparaissent comme les principaux bénéficiaires des sommes d’argent faramineuses que les pays riches consacrent à l’aide internationale. Quant aux peuples africains eux-mêmes, ils n’ont droit qu’à une quantité négligeable de ces fonds.
Dans un contexte d’amoralité généralisée, on comprendra que la levée des interdits aura une influence pernicieuse sur le comportement de Jean-Claude Phaneuf. Attendu qu’il s’intéresse surtout au domaine de l’audiovisuel, le spectateur ne sera pas étonné qu’il veuille échapper à la déception qu’engendre, à ses yeux, la saisie du réel en pratiquant des jeux de rôles virtuels sur son ordinateur. À travers ceux-ci, il trouve une forme de réconfort. Puisque Mathilde [2], la fille de sa femme de ménage, se rend souvent chez lui pour se baigner dans la piscine, il ne paraît pas insolite qu’il sympathise avec elle, qu’il l’initie à un jeu vidéo divertissant... Cependant, lorsqu’on aura mis ces éléments en perspective, on découvrira que ces deux pièces du casse-tête cinématographique de Morin sont beaucoup plus révélatrices qu’on aurait pu le croire. Fidèle à lui-même, le cinéaste trace une dichotomie prégnante entre l’être et le paraître.
Au bout d’un certain temps, Jean-Claude Phaneuf est complètement désillusionné par rapport à l’utilité de sa présence en Afrique. Malgré la candeur relative qui le caractérise, il sait que son travail de technicien ne résoudra qu’une partie dérisoire, infinitésimale, des problèmes sévissant dans le continent africain. Il cherche donc, à travers son journal (un peu comme Morin à travers son film), à cerner une vérité qui transcende les lieux communs auxquels s’est habitué le public des bulletins de nouvelles occidentaux. Un jour, les excursions de Jean-Claude Phaneuf l’entraînent, en compagnie de ses collaborateurs africains, dans une zone fort dangereuse. Des bandits de grands chemins les capturent, les bousculent et les dévalisent. De fait, la menace semblait à ce point sérieuse que Phaneuf avoue avoir craint de mourir.
En utilisant un long très gros plan de visage, Robert Morin traduit le vif sentiment d’humiliation éprouvé par le protagoniste, qui s’imaginait jouir d’un statut inaltérable de bienfaiteur, de privilégié face à tous les Africains. Or, subitement, il n’a d’autre choix que d’admettre qu’il est aussi vulnérable qu’un Africain lorsqu’il est confronté à une situation périlleuse.
Déception et travers
Sans doute faut-il interpréter cette douloureuse prise de conscience comme le point de rupture de la narration : en effet, à la suite de sa mésaventure, Jean-Claude Phaneuf actualisera ses tendances pédophiles. Auparavant, le spectateur pouvait remarquer que le protagoniste entretenait une affection prononcée envers Mathilde. Il pouvait mettre sur le compte de la maladresse ou de la naïveté certains des comportements de Phaneuf. Cependant, la pédophilie du protagoniste se manifeste clairement dans la seconde moitié du film. L’idéal humanitaire du coopérant s’étant effondré, il décide de donner libre cours à ses bas instincts.
Sur le plan de la réalisation, Morin évite de sombrer dans le voyeurisme lorsqu’il représente les deux scènes d’abus sexuel auxquels se livre Phaneuf sur Mathilde. Il suggère – plutôt que de montrer crûment – les attouchements que Phaneuf commet dans la douche ainsi que la scène de viol qui a lieu dans le salon de sa demeure. Le caractère froid et planifié des gestes du technicien leur donne une dimension particulièrement sordide. Comme quoi l’esthétique et l’éthique sont complémentaires dans l’univers de Robert Morin.
Pour filmer la séquence au cours de laquelle le président du conseil d’administration de Radio du Monde démasque le coopérant et fustige le comportement pédophile de Jean-Claude Phaneuf, le cinéaste utilise un plan très long, légèrement en plongée, qui établit une espèce de distanciation brechtienne par rapport à l’action. Tout au long de son sermon, le président se montre préoccupé par l’image de son ONG et non par le sort de la victime d’un pédophile. C’est à dessein que le cinéaste établit une analogie entre l’attitude irresponsable du dirigeant de Radio du Monde envers les gestes de Phaneuf et celle des pontifes de l’Église catholique face à la pédophilie de certains membres du clergé. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’une politique du silence inacceptable.
Certes, le film de Robert Morin n’est pas exempt de lacunes. Par moments, la forme du faux journal filmé – qui traduit un véritable drame – crée un malaise dans l’esprit du spectateur, puisque le personnage de Phaneuf n’a pas l’impression d’avoir commis un crime en abusant sexuellement de Mathilde. En outre, on peut s’interroger sur le fait que Morin ne nous propose que deux types de comportements propres au coopérant : celui qui consiste à voler l’argent des Africains et celui qui consiste à violer des mineurs de l’Afrique. Mais, au-delà de ces réserves, Journal d’un coopérant constitue une œuvre engagée remarquable, qui trace un portrait corrosif, démystificateur, du phénomène méconnu de la coopération internationale. En somme, ce film singulier – modeste dans ses moyens et très ambitieux dans sa thématique – engendre une réflexion essentielle sur la nature humaine et sur l’art des images en mouvement. Or, à l’heure actuelle, cela ne manque pas de pertinence.
[1] Précisons que Robert Morin a d’abord présenté ce film au public, sous forme de feuilleton, par le biais d’Internet.
[2] Sur ce plan, le film de Morin contraste avec Peeping Tom (1960) de Michael Powell, qui traite du thème de la culpabilité de manière fort probante.