Les Conservateurs contre les droits et libertés d’expression : Jeu de massacre
Ce n’est un secret pour personne : depuis qu’ils ont pris le pouvoir, les Conservateurs ont causé plus d’atteintes aux droits humains et à la liberté d’expression que tous les gouvernements des années précédentes. L’inquiétude provoquée par de telles atteintes s’accentue par l’absence de réactions fortes et significatives de la population du Canada. Les Conservateurs continuent même d’occuper une position confortable dans les sondages. Les Canadiens sont-ils donc tombés sur la tête ?
Avec persévérance et détermination, avec l’arrogance de ceux qui croient posséder l’absolue vérité, les Conservateurs se sont attaqués à tous ceux dont la parole viendrait contredire leurs credo. Est-il nécessaire de rappeler les étapes bien connues de ce jeu de massacre ?
Il faut louer leurs méthodes variées pour arriver à leurs fins. La plus facile et la plus évidente : couper les ressources financières aux organismes questionnant leurs politiques. Ce qu’ils ont fait aux groupes de femmes qui prétendaient avoir des revendications politiques, aux artistes dont les propos hors contrôle pouvaient ternir l’image lissée et conservatrice du Canada à l’étranger, aux groupes qui ont osé, entre autres, soutenir les Palestiniens comme Alternatives et Kairos. Avec Droits et démocratie, ils ont préféré l’entrisme, en nommant des membres du conseil d’administration dont les propos, les convictions et les actions allaient à l’opposé de la mission fondamentale de l’organisation. Pour remettre les Autochtones à leur place dans leur demande de reconnaissance, ils ont refusé de signer la Déclaration sur les droits des Autochtones, pourtant approuvée par la quasi totalité des pays.
Autre méthode : le contrôle de l’information. Ce qui permet par exemple de museler les journalistes en faisant obstacle à leurs demandes d’information (même en vertu de la loi de l’accès à l’information), en bâillonnant les ministres et les fonctionnaires, confinés à un troublant silence, en concentrant de façon obsessive l’information au bureau du premier ministre. Pour nuire aux homosexuels, ils ont effacé le passage consacré à leurs droits dans le nouveau guide pour les immigrants. Sans oser s’attaquer de front au droit à l’avortement, ils ont trouvé diverses façons de marquer leur opposition, par exemple en refusant de financer les avortements outre-mer dans le cadre de son initiative de santé maternelle. Le bon vieux secret est quant à lui un moyen toujours efficace pour limiter la discussion : ainsi rien n’a transpiré de l’accord Buy American, négocié dans le silence absolu et signé sans la moindre velléité de débat. Et l’accord Canada/ Union européenne, en cours de négociation, serait probablement resté secret, si ce n’était d’une fuite imprévue, qui a révélé le contenu de ce projet d’accord.
Les Conservateurs ont enfin choisi ne pas respecter les institutions les plus prestigieuses au pays : ils n’ont pas tenu compte de l’avis contenu dans le jugement de la Cour fédérale demandant de rapatrier Omar Kadhr. Et ils ont carrément fermé le Parlement (on utilise le terme plus commode de « prorogation ») lorsque l’opposition demandait des comptes sur des cas de torture en Afghanistan.
Un État voyou ?
Tout ce travail de sape et bien d’autres atteintes encore, plus discrètes mais tout aussi efficaces, ont transformé notre pays au point qu’il est plus difficile que jamais de s’y reconnaître. Le gouvernement Harper est bel et bien devenu le cauchemar que certains alarmistes avaient annoncé. Le Canada a désormais une capacité de nuisance sans pareille dans ses actions diplomatiques. Ce qui lui permet par exemple de combattre énergiquement les propositions visant à réduire les gaz à effet de serre. Ou d’annoncer tout bêtement qu’il s’opposera avec vigueur à l’établissement d’une taxe sur les transactions financières, en se servant de sa position d’hôte du G20 pour arriver à ses fins.
Pour toutes ces raisons, le Canada occupe désormais, parmi les grandes démocraties, la position d’un État voyou quant au respect des droits et à la liberté d’expression. Il déploie une importante action diplomatique à nuire aux causes les plus rassembleuses, à celles qui proposent des solutions aux problèmes les plus graves. En neutralisant ou en confinant au silence leurs principaux opposants, les Conservateurs se donnent le champ libre pour lancer leurs actions motivées par un embrigadement idéologique à toute épreuve.
Pourtant, les comportements antidémocratiques des Conservateurs ont été révélés avec constance par les médias. L’état chancelant de notre démocratie permet tout de même de suivre à la trace, comme un triste feuilleton, les atteintes qu’on lui porte coup sur coup. Et il faut bien admettre que les actions du gouvernement Harper ne soulèvent ni manifestations significatives, ni rejet massif et affirmé, ni détournement marqué des intentions de vote vers l’opposition. Les Conservateurs détruisent le modèle canadien avec une force tranquille, sans soulever de vagues, en harmonie avec les discours ternes, froidement posés et sans variations d’intonation du premier ministre Harper.
Peu d’observateurs ont cherché à percer les raisons de cette inertie, qui demeurent complexes. Il faut se rappeler que les Conservateurs n’ont pas été élus pour une première fois dans un élan d’enthousiasme, mais à la suite d’un rejet des Libéraux empêtrés dans le scandale des commandites et menés par un chef indécis, trop visible rejeton des milieux de la haute finance. La réélection des Conservateurs a perpétué le malentendu : elle s’est faite sans que les scandales aient été oubliés, alors que le Parti libéral était dirigé par un chef maladroit et pitoyable communicateur.
Avec l’arrivée de Michael Ignatieff, le problème du leadership des Libéraux n’est en rien résolu. Ce chef se distingue par sa vacuité absolue : il réussit l’exploit d’être un « intellectuel » sans idées, d’être un « penseur » qui ne pense pas, ne prend position sur rien, palabre dans le vide et parvient même à ne rien tirer d’une grande réflexion afin de « réinventer le parti », tenue à Montréal en mars dernier.
La difficulté de combattre
En serions-nous donc arrivés là : à espérer une victoire des Libéraux avec la seule idée qu’on puisse mettre fin à la série d’offenses des Conservateurs ? Les actions du gouvernement Harper dévoilent surtout une vulnérabilité de notre système politique que peu d’observateurs soupçonnaient et dans lequel seuls deux partis, en réalité, peuvent prendre le pouvoir. Notre démocratie représentative permet à un gouvernement, même minoritaire, de saccager ce qui a été acquis après des années de combats, de réduire à presque rien des victoires citoyennes que l’on croyait définitives.
Ce qui déconcerte inévitablement les groupes qui défendent les droits et la liberté d’expression. Ceux-ci ont mené depuis longtemps leurs luttes dans le sens du progrès social. Voilà donc qu’il faut réagir à la perte d’acquis que l’on pensait irrévocables, qu’il faut reprendre des batailles que l’on croyait loin derrière, contre un gouvernement fermé au dialogue et qui s’enorgueillit d’être inébranlable.
Il n’est pas évident d’établir un rapport de force capable de renverser cette tendance. Souvent, les acquis continuent à exister dans les mentalités même si on les perd peu à peu, et il faudra du temps à plusieurs pour se rendre compte des conséquences de ces pertes. Tant que l’on continue à gagner un bon salaire, à consommer, à se distraire et s’amuser, les attaques du gouvernement Harper paraissent relativement inoffensives. Un scandale politique, quelques phrases maladroites ou choquantes, quelques bonnes doses de corruption – tout cela rapporté à coup de grands titres dans les médias – frappent souvent plus que des atteintes encore plus profondes à l’institution démocratique. Ce qui paie électoralement ne concerne pas toujours les questions les plus structurelles et les aménagements les plus dommageables à long terme…
D’où la difficulté de combattre ce gouvernement. Au Québec, nous y sommes pourtant arrivés : les Conservateurs se maintiennent très bas dans les sondages et aucun signe ne semble annoncer un revirement de la situation. L’action des artistes, opposés aux coupes des programmes qui les concernaient lors de la dernière campagne électorale, a sonné l’alarme et a beaucoup contribué à la baisse de popularité des Conservateurs au Québec ; il faut dire que leur accès privilégié aux médias et l’efficacité de leurs actions ont contribué à rendre leur campagne très visible.
Le problème reste donc particulièrement complexe pour les Québécois. Perdant à coup sûr l’appui d’un Québec plus progressiste, le parti Conservateur se voit renforcé dans ses politiques rétrogrades, visiblement appréciées dans d’autres provinces. Les Québécois doivent donc subir un gouvernement qu’ils n’ont en rien appuyé et qui applique des politiques à l’encontre de valeurs largement partagées ici. La prochaine bataille électorale se jouera en Ontario, qui imposera ses choix sans qu’il ne soit vraiment possible d’intervenir.
Comment faire, donc, pour agir sur un gouvernement aussi imperturbable qu’un mur de brique et qui mine efficacement l’action des contre-pouvoirs à la défense des intérêts citoyens ? Comment alarmer une population – qui n’est pas la nôtre – qui réagit peu à des atteintes systématiques aux droits et à la liberté d’expression ? Comment canaliser nos énergies, partagées entre la colère et le sentiment d’impuissance ? En trouvant une cause particulièrement représentative et en y focalisant les actions ? En réagissant à tout ? Comment organiser une résistance efficace alors que le gouvernement Charest sollicite lui aussi nos actions sur plusieurs fronts ?
Aux États-Unis, les années noires de la gouverne du président Bush junior ont tout de même permis l’apparition d’un Obama. Rien de semblable ne semble hélas se présenter ici. Puisque rien n’indique que les Québécoises manifesteront la volonté de quitter un bateau qui coule, il ne reste plus qu’à espérer un réveil brutal et agité des citoyens au Québec et dans le ROC, pour que nous ne vivions pas à fond une nouvelle grande noirceur.