Agriculture biologique de proximité. Pour passer du rêve à la réalité

Dossier : Cultiver la résistance

Dossier : Cultiver la résistance agricole

Agriculture biologique de proximité. Pour passer du rêve à la réalité

Caroline Poirier

L’agriculture biologique de proximité s’est démarquée dans la dernière année par sa résilience et sa cohérence avec des valeurs en résurgence. Elle a le potentiel de transformer notre relation à l’agroalimentaire, dans la mesure où la société et l’État soutiendront son essor.

Il y a 25 ans cette année, l’ancêtre d’Équiterre, l’ASEED (Action for Solidarity Environment Equality and Diversity), a souhaité mettre en lien d’un côté les paysan·ne·s et, de l’autre, les urbain·e·s qui se nourrissaient du fruit de leur travail en proposant le concept d’« agriculture soutenue par la communauté » (ASC). Au Québec, l’ASC a contribué à la création de liens de solidarité entre les villes et les campagnes, entre autres par la création du Réseau des fermières et fermiers de famille. Ce regroupement a grandement contribué à créer une communauté agricole solidaire, ouverte et innovante en favorisant la coopération plutôt que la compétition entre des entreprises agricoles qui destinaient leurs récoltes à un marché de niche. Cette volonté de mutualiser et de partager a non seulement permis l’innovation technique et humaine en agriculture biodiversifiée, mais a aussi contribuée à l’attractivité de cette forme d’agriculture pour la relève. Cette façon de penser l’agriculture permettait ainsi à la communauté de choisir, d’influencer et de soutenir les formes d’agriculture souhaitables. Le concept d’ASC venait également mettre en lumière la vulnérabilité structurelle de la profession agricole tout en proposant une formule pour l’atténuer. 

Pour pratiquer une agriculture biologique de proximité qui sème nos valeurs et fasse fructifier notre vision, nous avons, 25 ans plus tard, encore besoin des communautés. Une communauté formée par des fermes qui s’échangent, se donnent, s’écoutent, se questionnent. Une communauté formée par la ferme et la population locale qui dialoguent, s’ouvrent, s’interinfluencent. Nous avons aussi besoin, aujourd’hui peut-être plus que jamais, de respect. Dans notre civilisation, il est difficile de rentabiliser et de compétitionner tout en faisant bien les choses et en respectant les terroirs. La prise en charge, par les fermier·ère·s, de la distribution alimentaire nous permet non seulement de conserver la marge habituellement prise par les grossistes et détaillants sur le prix de vente des produits, mais elle nous permet aussi, avant tout, de gagner la visibilité et la considération que nous méritons. 

L’agriculture, service public

Avec la crainte de la fermeture des frontières, la pandémie a mis en lumière la dépendance du secteur agricole québécois (notamment de la production maraîchère) à la venue de près de plus de 15 000 travailleurs étrangers temporaires (TET). Malgré les incitatifs mis en place par le gouvernement pour inciter les Québécois·e·s à travailler aux champs, la grande majorité du travail a attendu l’arrivée de ces travailleurs étrangers pour être accompli. Les néophytes qui s’y sont frottés ont appris à la dure la réalité du travail agricole : des emplois sous-payés, exigeants physiquement et, souvent, déshumanisants par leur spécialisation extrême. La diversification des fermes qu’encourage la mise en marché en circuit court permet de dénouer l’impasse de la surspécialisation du travail agricole. Loin de la monoculture, nos entreprises proposent une agriculture conviviale où la créativité, l’autonomie et la polyvalence sont possibles. 

Pour l’équité salariale, par contre, notre réalité ne se distingue pas. Si nous réussissons à pourvoir les postes, c’est souvent parce que nous pouvons compter sur la vocation et le sentiment de responsabilité de passionné·e·s. Sur le plan moral, nous pouvons nous en réjouir, mais si nous voulons bâtir un mouvement pérenne, nous devons le dénoncer. Collectivement, nous avons longtemps misé sur la dévotion pour nous éduquer et nous soigner. Puis, nous avons souhaité nous prendre en main et avons accepté de payer pour des services publics indépendants et universels. Il est temps de proposer les mêmes structures pour nous nourrir. 

Favoriser des choix conscients 

Pour les citoyen·ne·s qui s’alimentent via les circuits courts de distribution alimentaire (paniers bio, marchés publics, marchés de solidarité, kiosque à la ferme, etc.), les gestes d’acheter et de s’alimenter prennent une autre dimension. Le contact établi avec la terre et ses obligé·e·s les reconnecte aux cycles naturels, à notre vulnérabilité, au dur labeur du travail de la terre. Cette relation transforme ce qui étaient des biens de consommation en denrées précieuses, à célébrer. Parce que l’ASC suppose un engagement, un maillage entre ferme et assiettes, elle contribue fortement à la réduction du gaspillage alimentaire. Les récoltes, planifiées et vendues à l’avance, sont acheminées dans les communautés qui apprennent à mieux conserver, apprêter et apprécier les denrées de chaque saison. De part et d’autre, l’engagement génère un sentiment de responsabilité. Les fermes du mouvement sont également nombreuses à approvisionner les frigos en libre-service et les banques alimentaires ou à offrir des paniers solidaires à prix réduit. 

Depuis longtemps, nous avons orienté le développement de l’agroalimentaire pour l’adapter aux diktats de la distribution et de la consommation (bas prix, uniformisation des produits, allongement des heures d’ouverture des détaillants, disponibilité continue de l’ensemble des aliments, transformation industrielle des aliments), avec les résultats que l’on connaît. Une alimentation durable nécessite de l’adaptation et une réelle volonté de comprendre les enjeux et les impacts de nos choix. Un choix fait en toute conscience n’est pas une contrainte ; il peut mener à un sentiment d’accomplissement et d’appartenance. La consommation d’aliments biologiques de proximité est évidemment encore un marché de niche, mais il sera difficile de lui faire prendre son envol si le message dominant la marginalise. Plutôt que d’énoncer que le bio-local s’adresse à une frange de convaincu·e·s et qu’il ne peut correspondre à tous les modes de vie, outillons les fermes et leurs regroupements pour informer les clientèles et diversifier les modèles. 

Pour que davantage de gens soient en mesure de considérer des critères qui dépassent leurs besoins propres et immédiats en termes d’alimentation, on ne peut compter sur des actions de promotion : l’information et le développement des compétences nécessitent davantage de ressources que le marketing. Mais leurs bénéfices sont durables : plutôt que d’entraîner les consommateur·trice·s à réagir à une image, ce qui les dépossède de leur libre-arbitre, on les outille afin de développer leur esprit critique et leur adaptabilité. À l’heure où la demande croissante pour les produits biologiques attise la convoitise de l’agro-industrie, il nous semble urgent de non seulement valoriser l’appellation biologique, mais également de favoriser la compréhension de ses principes fondamentaux : santé, écologie, équité, précaution. 

Des « filières » aux circuits courts 

Considérant toutes les problématiques soulevées par le modèle agricole dominant (pollution et dégradation des agro-écosystèmes, déshumanisation du travail, endettement et concentration, etc.), on ne peut éviter de se questionner. Depuis l’autosuffisance alimentaire, largement pratiquée au début du siècle, quel chemin avons-nous parcouru et vers quelle destination nous dirigeons-nous ? À l’heure où la relève agricole, la société et les médias parlent d’agriculture biologique de proximité, nous avons besoin, pour que ces modèles sortent de la marge, d’un virage marqué. On ne parle pas ici de fondamentalisme agraire ou de retour à la terre, mais de la capacité concrète des modèles de répondre aux besoins et objectifs d’aujourd’hui. 

Depuis les années 1990, l’approche « filière » détermine les cibles et moyens du développement stratégique de l’agriculture au Québec. Cette approche s’allie à une stratégie d’exportation et de conquête des marchés étrangers. Les filières sont des structures verticales rassemblant, autour de la même table, tous les maillons de la chaîne agroalimentaire d’un produit spécifique (production, transformation, distribution, commerce de détail), sans toutefois y admettre une représentation des consommateurs et consommatrices. Il existe ainsi les filières porcine, laitière, maraîchère, etc. Cette organisation promeut une spécialisation des fermes, mais également une division stricte des rôles. 

L’agriculture biologique de proximité, parce qu’elle encourage la diversification des entreprises agricoles et la réduction du nombre d’intermédiaires entre la ferme et l’assiette, peine à trouver une voix au sein de l’approche filière. Si l’on souhaite favoriser le développement de ces modèles agricoles alternatifs en effervescence et assurer la pérennité, il faudra leur faire une place dans la structure pour que leurs besoins soient entendus et que des moyens substantiels et structurants leur soient donnés. Une transformation conséquente des soutiens gouvernementaux vers les circuits courts, la multifonctionnalité, la régionalisation des soutiens, la diversification des activités agricoles est donc nécessaire. 

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