La littérature et la vie
Sublimes ou ratés ?
Annoncé comme le grand roman de la génération X, Chez les sublimés [1] de Jean-Philippe Martel remplit-il sa promesse ? En quoi et comment témoigne-t-il de cette génération, souvent qualifiée de sacrifiée par comparaison avec celle des baby-boomers, qui la précède ?
Le récit est pris en charge de l’intérieur par Thomas, son principal narrateur et protagoniste, qui distribue aussi la parole à quelques reprises aux autres acteurs de ce portrait de groupe que constitue pour l’essentiel Chez les sublimés. Ce n’est pas le seul trait distinctif du roman, qui commence d’une certaine manière par la fin. La date du 1er novembre 2013, signalée au début du récit, est celle où les frères Sylvestre – Vincent et Emmanuel – quittent Terrebonne pour Sherbrooke, où ils viennent retrouver Thomas, ami d’enfance perdu de vue depuis longtemps, pour lui demander d’héberger Emmanuel, malade et suicidaire.
Les chapitres qui suivent – qui sont en réalité des fragments en forme de vignettes – rappellent les journées qui ont précédé immédiatement cette venue des deux frères. Cette inscription dans le court terme est par ailleurs située dans une traversée dans le long terme de l’histoire familiale des Sylvestre. Celle-ci remonte jusqu’au premier de la lignée, un marchand, arrivé en Nouvelle-France en 1697.
La narration est ainsi scandée par des plongées dans le temps qui ajoutent une profondeur historique au roman (on y évoque les années de la Conquête, le moment patriote, l’exode aux États-Unis, les guerres mondiales, etc.) tandis que des rappels renvoient à des événements plus récents du légendaire familial. À ce titre, l’évocation de l’oncle Michel, figure d’aventurier chaleureux, fantasque et indépendant, qui a connu une carrière internationale dans le design avant de faire faillite et de connaître une vie conjugale et familiale désastreuse à laquelle il mettra fin en se suicidant, préfigure l’avenir sombre de ses neveux, qui se reconnaissent en lui.
Portrait de groupe en génération perdue
Le roman met en scène trois jeunes hommes saisis dans la petite trentaine, plus ou moins représentatifs de la génération X, qui semblent déjà au bout du rouleau lorsque s’ouvre le récit.
Vincent, l’aîné des frères Sylvestre, est un personnage volontaire mais bourru, en révolte contre la société dans laquelle il essaie de se faire une place, en dépit de ses préventions. Correcteur et réviseur de textes, il est devenu attaché politique pour un élu du Parti québécois. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il intervient dans le débat entourant le projet de Charte des valeurs alors en discussion, qu’il estime sans issue, car il oppose d’un côté des imbéciles, fanatiques du voile, et de l’autre des « super imbéciles » qui prétendent affranchir les premiers de leurs vieilles croyances. Dans le cadre d’un affrontement de cette nature, on « peut pas gagner. On peut juste pas », estime Vincent, ce qui ne l’empêche pas, porté par son engagement professionnel, de s’impliquer dans la lutte malgré son absence de conviction. C’est le prix à payer pour son ascension sociale, qui exigera sans doute d’autres compromissions que, désespéré cynique, il semble prêt à accepter avec une résignation boudeuse.
Emmanuel, contrairement à Vincent, est un personnage faible, velléitaire, qui apparaît dépendant de son frère aîné. Sans ambitions autant sur le plan personnel que professionnel, il abandonne ses études et ses vagues projets de jeunesse pour ensuite travailler dans une librairie de livres usagés et dans des entreprises d’entretien ménager. Il vit en solitaire dans un petit logement de Sherbrooke, où il réunit des documents écrits et des artefacts sur sa famille proche et lointaine, objets de sa mélancolie native. Il réinvente au besoin, à partir de ces matériaux, les récits historiques qui sont donnés à lire dans le roman et qui proviennent de ses recherches, distribuées en autant d’historiettes qui constituent la saga familiale des Sylvestre.
L’intérêt d’Emmanuel pour l’histoire familiale est d’autant plus singulier qu’il apparaît le plus désespéré du trio, que sa vie est menacée à court terme par un cancer, lequel pourrait lui-même être devancé par un acte suicidaire. Dans un échange avec Thomas, il se confiera ainsi : « C’est peut-être ça. La solution : disparaître, s’effacer », à l’image des prédécesseurs dont il ne subsiste à peu près plus rien, au mieux des traces fugitives comme des actes de naissance, de mariage, de décès, qui demeurent le plus souvent infréquentées, reliques vouées à l’oubli, destin auquel ceux de sa génération sont également promis.
Critique du monde et des institutions
Le roman, nostalgique à l’endroit du monde ancien à travers les regrets d’Emmanuel, se présente également comme une puissante satire du monde moderne, perçu par les yeux désillusionnés de Thomas. Porté par une certaine espérance alors qu’il était étudiant en lettres à la fin du siècle précédent, rêvant de faire carrière dans l’enseignement ou la recherche à l’université, il se retrouve bientôt déçu par le manque de débouchés professionnels dans cette institution et par les transformations du rôle de professeur, réduit à une sorte d’entrepreneur de la recherche, elle-même asservie aux exigences du marché et de l’État.« Quand on étudie leur parcours, note Sophie, son ancienne blonde, c’est pas leurs facultés intellectuelles ou leurs aptitudes au travail qu’on évalue : c’est leur capacité à fonctionner dans un contexte qui les déshumanise ».
Délaissant l’enseignement, il se retrouve consultant dans le service pédagogique d’un collège, où il apprend rapidement le nouveau langage convenu dans ce domaine, réservé aux initiés. C’est ainsi qu’il est introduit par sa collègue Julie à la « pédagogie actualisante », à ses « bases conceptuelles », à ses « huit volets généraux » et à « leurs relations avec le développement d’une conscience critique des individus et des groupes » !
Assimilant rapidement cette novlangue, Thomas se surprend à élaborer « un système de formation en ligne, à distance : la rencontre du client-apprenant dans son milieu, à partir d’une plateforme universelle, l’enseignement du 21e siècle, sans locaux particuliers ni maîtres formateurs, le tout entièrement, parfaitement dématérialisé ». Le projet est ironiquement bien accueilli par la direction du collège, alors qu’il correspond à ce que ses collègues professeurs et lui-même détestent viscéralement : « la création artistique comme fabrication de saucisses, le savoir sans savants, le collège vidé de ses profs », bref, tout ce qui les a progressivement détournés de l’enseignement supérieur et de l’université.
Ces institutions illustrent par ailleurs, dans leur domaine spécifique, la dérive d’une société qui a perdu ses finalités et ses points de repère, qui ne parvient plus à intégrer ses citoyens dans une filiation, une appartenance. Le statut de célibataire des trois personnages, sans enfants et sans famille, témoigne de cette condition d’esseulement, indépassable sauf peut-être pour Thomas qui, après la mort d’Emmanuel qu’il a accompagné sur le « chemin du retour » au pays natal de la Montérégie, affirme être désormais « ailleurs », sans que l’on sache très bien ce que cela signifie.
Ce portrait de groupe de la génération X est intéressant par lui-même, en raison de ses personnages attachants, même dans leur désespoir. Il est d’autant plus convaincant qu’il est porté par une structure complexe et ramifiée, faite d’allers-retours incessants entre le passé imaginé (et souvent idéalisé) des personnages familiaux et leur réincarnation dans leurs descendants d’aujourd’hui, donnant une profondeur de champ à leurs gestes et à leurs choix. Le rythme du récit est alerte, favorisé par son découpage en séquences courtes (il y en a environ 70 en tout) centrées sur un personnage, un incident, une plongée dans le passé, une évocation d’état d’âme qui s’enchaînent de manière rapide. Son écriture enlevée sait, tout en désorientant parfois le lecteur, maintenir son attention et son intérêt. Ce n’est pas un mince mérite.
[1] ean-Philippe Martel, Chez les sublimés, Montréal, Boréal, 2021, 375 p.