Autour d’Hermann Broch
L’exigence éthique
Dossier : Littérature, fuite et résistance
Hermann Broch est considéré comme un écrivain et un intellectuel majeur du XXe siècle. C’est ce que pensent aussi Jacques Pelletier et Yvon Rivard, qui ont fréquenté son œuvre chacun à leur manière : le premier en écrivant des études d’une rare perspicacité sur cet auteur réputé difficile, par passion intellectuelle et pédagogique, mais aussi comme militant infatigable ; le second, professeur aussi, essayiste et romancier, en recevant Hermann Broch comme un ébranlement qui allait modifier en profondeur sa vision et sa pratique de l’écriture, du langage et de son rapport au monde, bref de son rôle d’écrivain et d’intellectuel.
Nous leur avons demandé de nous livrer leur réflexion sur cet écrivain atypique né à Vienne en 1886 et décédé à Yale en 1954, qui se détourna des affaires familiales florissantes pour se consacrer entièrement à la littérature, qui milita contre le nazisme, produisit une œuvre d’essayiste et de romancier d’une telle force qu’on a pu le comparer aux plus grands, notamment à James Joyce (Georges Steiner). En fait, nous leur avons demandé comment ils voyaient la littérature ou la pratique de l’écriture aujourd’hui. Est-il possible aujourd’hui que la littérature soit autre chose que divertissement, voire de belles machines fictionnelles, poétiques théoriques, agrémentées de rectitude morale ou politique ? Comment concilier littérature et action – ou souci du monde ? Comment Broch les a-t-il inspirés ?
La mort de Virgile : l’ébranlement
Je ne me souviens plus comment j’ai découvert Broch, mais cette découverte était une parfaite illustration de la vérité énoncée par V. Woolf, à savoir que « nos découvertes se brisent mille fois avant de s’accomplir. » En effet, j’ai dû essayer deux ou trois fois de lire La mort de Virgile, sur une période de quelques années, avant d’être aspiré par ce livre inclassable que j’ai lu en deux jours, retiré à la campagne, au milieu des champs recouverts de neige. Ce qui m’en avait tenu éloigné, ce n’était pas tant sa lenteur ou sa forme qui défiait et bouleversait tous les genres (roman – poème – essai), mais bien sa vérité. J’avais fui ce livre comme Virgile qui « n’avait fait que vivre au bord de sa vie […], invité de sa propre vie ». J’entendais là ce que j’avais toujours attendu et redouté d’un livre, la voix de quelqu’un qui, sans détour et comme sans aucun souci littéraire (y a-t-il d’autre manière de faire de la création une expérience de connaissance, de l’art une découverte ?), adresse au lecteur la question suivante : « Veux-tu que je te dise la vérité ? »
C’est ainsi que j’ai été interpellé par La mort de Virgile, comme je l’avais été par Les cahiers de Malte Laurids Brigge et le serait, quelques années plus tard, par Les vagues. Si le lecteur accepte d’entendre une telle « confession », il sait très bien qu’il sera lui-même précipité dans sa vérité, qu’il ne s’en sortira pas indemne. Il ne pourra plus se contenter « de vivre au bord de sa vie », il lui faudra y descendre, comme dans un fleuve, et commencer à tout voir, aspiré par la fin plus ou moins lointaine, purifié par « la simplicité de la mort ». La mort de Virgile a été un choc, c’est sûr, mais, comme le dit Woolf, le chemin est long, sans fin, entre la découverte et son accomplissement, entre la révélation d’une vérité et sa traduction concrète dans un livre, une vie. Je n’ai rien lu d’autre de Broch, sauf des années plus tard Création littéraire et connaissance, incapable de vouloir entendre autre chose que cette voix qui embrassait tout, dans laquelle « la fin s’ajustait au commencement, enfantée à nouveau, enfantant à nouveau. » Les grands livres s’enfantent et nous enfantent continuellement, et s’il faut les oublier pour pouvoir entendre à notre tour notre vérité, on y revient toujours pour ne pas sombrer à nouveau dans le mensonge, l’inconscience et l’irresponsabilité.
La descente dans l’infini du réel
La vérité de Broch, celle qui m’est rentrée dedans, c’est qu’écrire est ce qui nous retient au bord du réel, de la vie aussi longtemps que la littérature entend s’y substituer ou s’y dérober. J’appartiens à cette génération, passée directement du bois aux livres, des champs à la bibliothèque, qui s’est grisée de mots, comme les bûcherons se soûlaient au sortir des chantiers, qui a lu Rimbaud, par exemple, sans prendre au sérieux son silence, son refus de la littérature. La mort de Virgile ne m’invitait pas à retourner à la terre, comme l’ont fait les hippies des années 1970, ni à cultiver la nostalgie des « fils déchus de race surhumaine », mais à faire de la littérature même une expérience du réel, car « rien d’irréel n’a le droit de survivre. » Cette phrase à elle seule met fin aux petits exploits formels, à la construction d’un monde artistique autonome, à l’imaginaire qui n’ouvre pas sur le réel. La connaissance du réel à laquelle la littérature doit se consacrer passe nécessairement, selon Broch, par l’amour, et l’amour n’est rien s’il n’est pas « devoir, devoir terrestre, devoir de secourir, devoir d’éveiller ». C’est cette idée simple qui a sans doute détourné de Broch à la fois les lecteurs qui se tiennent bien au chaud dans la maison de l’art et ceux qui doutent que la littérature puisse être une forme d’action, qui se demandent avec raison, comme Martin Jalbert, si « la compassion est une émotion susceptible de fonder une relation politique à l’autre » (Contre-Jour, no. 15, p. 108). Est-ce que la pensée peut être une forme d’action ? Pour répondre à cette question capitale de l’efficacité de la littérature, qui est une forme de pensée, il faut d’abord se demander de quoi l’humanité a besoin, d’où viennent tous les maux qui l’affligent. Pour Broch, c’est du fossé, de l’abîme qui s’est creusé entre nous et le monde, entre le moi et le non-moi, que naît la violence qui prend toutes les formes de domination qu’on connaît (psychologique, économique, politique, sociale). Le travail de l’écrivain, de l’intellectuel, son devoir terrestre de porter assistance à autrui, c’est de combler cet abîme, de réconcilier l’homme et le monde. Comment se fera ce que Jacques Pelletier appelle « une entreprise de reconstruction d’un univers plein, apaisé, et unifié » (Situation de l’intellectuel critique, La leçon de Broch, p. 159) ? Une chose est sûre, je ne crois pas que cette « épopée de la paix » dont rêve Handke risque de mettre fin à l’art, à « la nécessité et la discorde » dont Héraclite dit qu’elles sont sources de création, puisqu’un tel travail est sans fin, et que « nos découvertes se brisent mille fois avant de s’accomplir. »
Le mouvement de la pensée
La première réponse qui vient à Broch et à Virgile, dictée par l’urgence de la situation de l’esclavage ou du nazisme, c’est l’action directe, immédiate sur le réel, l’engagement politique et social contre les forces d’oppression. On sait que Broch, en 1938, a pensé abandonner la rédaction de La mort de Virgile (« Tout travail artistique ou intellectuel de n’importe quel genre est superflu. ») S’il a continué néanmoins d’écrire, c’est qu’il croit que la pensée est une forme d’action et que le réel ne s’arrête pas au visible, au fini, mais inclut l’infini, l’invisible. L’action de la pensée, c’est que la pensée, au lieu de se laisser détourner de son propre élan de connaissance par la peur de la mort, ose s’aventurer au-delà de la mort (il faut lire l’incroyable dernière partie de La mort de Virgile) pour y trouver une lumière qui, reliant le commencement et la fin, surmonte l’abîme creusé par l’angoisse de mourir. L’éthique pour Broch, c’est la fidélité au mouvement de la pensée, de la vie, qui s’enracine dans le fini, mais ne peut s’accomplir, s’épanouir que dans l’infini, que par un rêve qui ouvre sur le réel élargi, sur « la seconde immensité ». « Pas d’art sans métaphysique », écrit Broch, pas de vie pacifiée sans l’hypothèse et l’expérience d’une réconciliation du moi et du non-moi. L’exigence éthique ne propose ni morale ni programme, car « le but de cette exigence est situé dans l’absolu et l’infini », et « l’absolu, nous rappelle Broch, se contente d’indiquer la direction d’un chemin infini et il est lui-même inaccessible en tant qu’absolu. »
Broch n’oppose pas le fini et l’infini, l’écriture et l’action, le politique et le métaphysique, il les relie au contraire constamment dans une tension créatrice, sans jamais céder à la tentation de se fixer à un seul pôle. C’est ce que Jacques Pelletier a bien vu et qui lui a permis de lire toute l’œuvre de Broch et d’en montrer la cohérence profonde. L’exigence éthique, dit Broch, peut s’accomplir aussi bien « dans le système de valeurs du cordonnier, du militaire, de l’artiste ou du savant » pourvu que ce système soit ouvert, c’est-à-dire que la valeur de toute action se mesure à sa capacité de maintenir l’être en mouvement entre les contraires, « à éclairer les ténèbres et les dominer en leur donnant forme ». Le mal, pour Broch, c’est la fixité, l’enfermement dans une forme (de pensée ou d’action) qui n’obéit plus au mouvement qui l’a engendrée, qui oublie que le but de toute forme d’action est un acte d’amour, un acte de rédemption qui sauve l’homme de l’angoisse de mourir, d’être séparé de lui-même et des autres. De quoi avons-nous besoin ? Réponse de Hesse : « Même l’homme terre à terre conserve le besoin séculaire de savoir que son existence a un sens ; dès qu’il ne parvient plus à le trouver, ses mœurs se dérèglent et sa vie privée est dominée par un égoïsme exacerbé, par une peur accrue de la mort. » On peut donner à l’existence tel ou tel sens, mais aucun ne tiendra la route très longtemps s’il ne réussit pas à nous libérer de la peur de mourir. On peut vouloir aider les hommes de plusieurs façons, mais toutes s’avéreront tôt ou tard des raccourcis donnant sur des impasses (nouvelle forme de domination, bonne conscience, etc.) sans « la vision commune de l’infini [qui] est la base de toute compréhension mutuelle et sans elle, même la communication la plus simple est impossible ». Le communisme, aussi généreux fut-il, n’a pas réussi à distribuer la richesse, à combler le fossé entre riches et pauvres, parce qu’il n’a pas vu ou a oublié, par une sorte d’impatience propre à l’action, que le fondement de toute solidarité humaine, c’est le partage de la mort et du désir de la surmonter, en la rattachant à la vie.
Peut-on sortir de Broch ? La seule façon de le faire, c’est d’être fidèle à Broch. On sait, en effet, que Broch, à la fin de sa vie, semblait délaisser la littérature pour les mathématiques, car il croyait alors que « le devoir de création », l’obligation de répéter la création du monde s’accomplirait mieux « dans une science unique du futur ». La leçon de Broch, c’est de ne s’attacher qu’au mouvement et non à tel ou tel chemin. Je ne me vois pas plonger dans les sciences, mais j’espère avoir le courage d’obéir « à la loi du cœur », que cette loi m’oblige à continuer d’écrire ou à faire autre chose.