Isaac Isitan

No 041 - oct. / nov. 2011

Culture

Isaac Isitan

Conteur d’espoir et d’horizontalité

Léa Fontaine

Généreux et volubile, Isaac Isitan ouvre grand les portes de son studio de production. Les murs sont bardés de récompenses et de prix ; les plus importants trônent sur sa table de travail : Thémis arborant le drapeau de la coopérative des femmes de la Brukman, une récompense remise par la Turquie, son pays d’origine, et enfin, son portrait d’homme oiseau, œuvre réalisée par Günes-Hélène Isitan. Isaac Isitan est un être à part, un conteur de vies. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer son jardin qui grouille d’âmes mystérieuses – L’impératrice, Izgud, Le chien, un duo de flamands roses ou encore Zorro – se livrant à de véritables joutes verbales ou physiques. Il suffit de s’asseoir et de l’écouter.

Né à neuf ans

À l’âge de neuf ans, il connaît une révélation : il aime raconter des histoires et veut y consacrer sa vie. Isaac Isitan puise son inspiration dans la vie des gens qu’il côtoie. En les regardant dans les yeux, il recueille anecdotes, récits et autres souvenirs. C’est une jeune professeure de 22 ans qui le révèle à lui-même lorsqu’elle lui permet de tenir une chronique quotidienne en classe. Il vit une année de pur bonheur, au terme de laquelle son alliée le fait envoyer dans l’unique école alternative de Turquie : une chance inouïe pour lui, mais aussi un déchirement. La colère passée, il conte à cœur joie des années durant, assiste son grand-père paysan et juge du village, fait ses premières photos qu’il monte en diaporama. Il rêve en couleurs et en prose.

Animé par le désir de trouver des solutions et des compromis, il entreprend avec succès des études juridiques et devient assistant du procureur de la Couronne. Très vite, il plaque tout, se consacre au 7e art et fonde le collectif Cinéma du Peuple. Ses premiers films le font connaître des services gouvernementaux, pour le pire et le meilleur. Au début des années 1980, il quitte la Turquie pour le Canada. Depuis, il scénarise, filme et produit plusieurs films, seul ou en étroite collaboration avec Carole Poliquin, également cinéaste. Isaac Isitan est un réalisateur de films sociopolitiques remarqués et couronnés.

Une œuvre féconde et structurée

Isaac Isitan a réalisé plus d’une centaine de documentaires, dont plusieurs longs métrages. Chaque film l’occupe, le mobilise, le happe des années durant. De la découverte de l’idée d’un sujet au repérage des lieux de tournage, en passant par les coups de foudre nécessaires au choix de ses personnages principaux ou encore la recherche documentaire très fouillée, il n’a de cesse de se mettre, corps et âme, au service du projet. Jetant un regard par dessus l’épaule, il fait des liens entre ses différentes réalisations. À ce titre, il retient la migration de la campagne vers la ville, et inversement, de la Turquie au Québec, à une trentaine d’années d’intervalle. En effet, dans La résistance du 2 septembre (1977), peut-être le plus brut de ses documentaires, il s’intéresse à l’exode rural des populations pauvres, qui s’engouffrent dans Istanbul pour devenir de véritables esclaves salariés, entassés dans des bidonvilles ; il filme la destruction sanglante, à coups de Panzers, de leurs abris de fortune. Depuis il s’est toujours demandé à quel moment émergerait un mouvement composé de citadins désireux de retourner à la campagne, seul endroit où il leur serait encore possible de disposer des ressources nécessaires pour subvenir à leurs besoins, de créer une communauté autosuffisante et solidaire. C’est à Saint-Camille qu’il filme les Irréductibles (2011) et fait écho à leur projet de vie.

Autre lien, celui qui existe entre L’Argent (2003), Les femmes de la Brukman (2008) et le documentaire en cours consacré à la communauté Meghalaya. C’est en travaillant sur les crises économiques frappant l’Argentine et la Turquie qu’il croise le chemin des travailleuses de l’usine Brukman. Époustouflé par l’initiative de ces dernières, soit la reprise de leur entreprise sous forme de coopérative, il décide de leur consacrer un film entier, qui voit le jour cinq ans plus tard. Inspiré par ces femmes et la femme en général, il se livre aujourd’hui à l’observation de la communauté matrilinéaire Meghalaya.

Espoir

La filmographie d’Isaac Isitan est imprégnée d’espoir. Si le cinéaste met le doigt sur des situations difficiles, voire tragiques, il ne se contente jamais du constat, pas plus qu’il ne se complaît dans le cynisme, mais fait état de solutions alternatives existantes pour chaque problème. Pour lui, la personne directement aux prises avec une difficulté est la plus à même d’envisager des issues de sortie. Des tiers peuvent bien suggérer des pistes, mais la meilleure solution serait toujours entre les mains de l’intéressée elle-même. Aussi, il tend toujours à mettre en lumière des solutions, qui se situent souvent à deux pas, dans le passé ou le présent, sans qu’il soit besoin de réinventer la roue.

Ainsi, Le vaudou (1991) peut renaître et venir à la rescousse de psychologues en Haïti. Les monnaies locales gérées et administrées directement par une communauté d’utilisateurs peuvent redonner son sens au travail, à L’argent (2003) et à la valeur des choses, comme le démontre l’expérience des heures Ithaca, une monnaie locale parmi les quelque 2 500 qui existent à travers le monde. La coopérative comme forme de gestion des entreprises, celle de la Brukman (2008) comme 200 autres en Argentine, réduit les possibilités d’exploitation de la femme par le grand capital. La communauté autosuffisante comme mode de vie semble combler et enrichir ses membres (Saint-Camille – Les irréductibles, 2011). Le noyau familial triangulaire, au cœur duquel se situe la mère, renouvelle le modèle de la famille nucléaire (réalisation en cours).

Horizontalité

Isaac Isitan se concentre sur l’action humaine et chérit l’égalité, la solidarité, la recherche de compromis. Il est favorable à la concertation, à la conciliation et à l’ouverture. Le fonctionnement de manière horizontale est bénéfique. Ainsi, l’horizontalité est présente dans sa filmographie qui fait une part belle au dialogue, aux initiatives communautaires et aux expériences solidaires. Les femmes auraient une plus grande aptitude à ces modes d’action. C’est pour cette raison, qu’Isaac Isitan tente de cerner la différence produite par les femmes. Par exemple, dans son travail en cours, il cherche à savoir quelle différence fait la femme lorsqu’elle occupe une place, habituellement prise par l’homme. La communauté Meghalaya est matrilinéaire, c’est-à-dire que la femme y joue un rôle central et fondamental ; c’est par elle que se transmettent nom de famille et droit de propriété. Le film en préparation permettra une incursion privilégiée dans cette société particulière – bien qu’elle ne soit pas un cas isolé, il existerait en effet plus d’un millier de communautés de ce type – en compagnie de personnages principaux, tels que sait nous les faire aimer Isaac Isitan  : une femme à la tête d’un groupe de plusieurs centaines de fonctionnaires masculins, un homme se consacrant à l’éducation de ses enfants, mais aussi des opposants du système matrilinéaire qui, semble-t-il, ne fait pas que des heureux. Le cinéaste affirme que notre société perd énormément en ne réservant pas un espace plus grand aux femmes, souvent plus brillantes et structurées que les hommes.

Thèmes de recherche Cinéma, Mémoire des luttes
Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème