Dossier : Littérature, fuite et résistance
BD québécoise : l’explosion
« À quand les éditeurs ? » s’interrogeait André Carpentier en 1975 ; « La bande dessinée québécoise : sempiternels recommencements » s’inquiétait Jacques Samson en 1997 ; « La bande dessinée québécoise à l’âge adulte ? Mais ouvrez les yeux » se félicitait Fabien Deglise en une du Devoir en 2004. Petit constat de l’état de la bande dessinée québécoise après 40 ans de modernité.
La bande dessinée québécoise semble faire preuve d’une certaine santé, mais son parcours fut difficile. On le constate d’abord en étudiant la situation des éditeurs qui se consacrent au neuvième art. De 1970 à 1990, aucun éditeur n’a réussi à publier plus de sept albums (Mondia, Aurore, Ovale) à l’exception de la petite structure éditoriale artisanale, Le Phylactère, qui a publié, à tirages restreints, plus d’une dizaine de titres. Mondia et Ovale, notamment, publiaient des livres calqués sur le modèle européen : albums cartonnés de 48 pages en couleurs. Le prix de vente ne permettait pas de concurrencer toute la production venue d’Europe et qui se retrouvait sur les rayons des librairies.
Des perspectives prometteuses
Ce qui permet d’entretenir un certain optimisme pour le développement de la bande dessinée québécoise actuelle c’est donc, selon nous, l’émergence de ces éditeurs québécois qui ont, enfin, réussi à se bâtir des catalogues imposants avec des politiques éditoriales originales. Le lecteur a maintenant à sa disposition une masse critique intéressante d’ouvrages de différentes factures. En consultant les sites Web des éditeurs québécois ayant vu le jour lors des deux dernières décennies, nous pouvons répertorier environ 90 titres pour La Pastèque, 120 titres pour les 400 coups, 40 titres pour Premières lignes et 20 titres pour Glénat Québec. Et tous les genres sont représentés : la bande dessinée jeunesse, la bande dessinée de genre, le roman graphique et la bande dessinée expérimentale. Même des œuvres influencées par la manga japonaise sont publiées par des éditeurs québécois.
Le marché de l’édition au Québec est toutefois restreint. Ce qui explique que beaucoup d’auteurs se tournent vers les éditeurs européens et américains afin de travailler. Les auteurs québécois qui ont réussi à publier en Europe au vingtième siècle ne sont pas nombreux : Loth et Montour, Zoran, Godbout et Fournier, Julie Doucet, Robert Rivard et Thierry Labrosse, par exemple. Or, ces dernières années, c’est près d’une trentaine d’auteurs qui ont publié directement chez des éditeurs français, belges et suisses. Ces auteurs qui se démarquent à l’étranger et ces maisons d’édition québécoises qui perdurent font que la bande dessinée québécoise semble enfin être devenue un secteur prolifique de l’édition québécoise.
Mais quelle est la particularité de la bande dessinée québécoise ? La diversité des genres ne permet pas une réponse claire à cette question. Dans une récente entrevue, l’auteur Jimmy Beaulieu a esquissé une réponse à cette question : « C’est subtil, parce que notre style est aussi une synthèse d’influences américaines, européennes et japonaises, mais oui, je perçois une spécificité québécoise. Peut-être plus dans l’attitude de nos histoires. L’humour absurde, un peu acide, la mélancolie hivernale, l’amertume, l’humilité, le dynamisme… une certaine désillusion ? »
Il n’est pas surprenant que cette citation se termine par un point d’interrogation. Il n’est pas facile de trouver des points communs entre les albums jeunesse d’un Paul Roux, la série d’autofiction des Paul de Michel Rabagliati, les romans graphiques de Philippe Girard, Pascal Girard, Siris et Iris ou le succès commercial de la série Les Nombrils de Delaf et Dubuc publiée chez l’éditeur belge Dupuis.
Une grande absente : la BD politique
Même si l’humour et la parodie sont toujours très présents dans la production locale, ce qui s’impose ces dernières années, c’est la venue d’auteurs utilisant l’autobiographie, l’autofiction ou produisant des récits intimes. Loin des veines parodique et satirique de leurs prédécesseurs, ces auteurs campent des personnages inspirés de leur vie et de leur entourage et mettent en scène un univers contemporain tout en dressant un portrait de la société québécoise actuelle.
Mais les grands enjeux contemporains de la société québécoise se retrouvent très peu dans ces œuvres de fiction, comme si le politique ne pouvait être traité que dans les caricatures des pages éditoriales des journaux. La série Burquette de Francis Desharnais, née lors du débat sur les accommodements raisonnables, constitue une rare exception. Cette histoire d’un homme de gauche qui oblige sa jeune fille à porter une burqa afin qu’elle se sensibilise à la réalité des femmes voilées est une réponse directe à un débat de société. Mais Desharnais fait cavalier seul.
On retrouve toutefois, dans les productions récentes, des échos à la question environnementale (Le suicide de la déesse de Simon Labelle) et à l’histoire politique (Pour en finir avec novembre de Lemay et St-Georges), sinon la grande majorité des œuvres dressent surtout un portrait intime de la nouvelle génération d’auteurs.
Il demeure que c’est cette diversité, autant graphique que narrative, d’œuvres de qualité qui nous semble la plus forte preuve que la bande dessinée québécoise a finalement trouvé sa place dans le grand concert de la bande dessinée mondiale.