Roman Québécois
Quelques impasses actuelles
Dossier : Littérature, fuite et résistance
Une tendance importante chez nos auteurs fait que l’on écrit au Québec des romans russes, américains, anglais, brésiliens, antillais, etc. La critique louange ces livres et les lecteurs suivent. Mais qu’en est-il alors d’une véritable vision de la société québécoise dans notre roman aujourd’hui ?
Cette tendance importante à refuser d’aborder ce qui se passe ici et maintenant est peut-être révélatrice d’une forme de démission. On se dit que le lecteur ne veut pas entendre parler de notre réalité. Prenons le cas de Perrine Leblanc qui a conçu avec L’homme blanc un roman très bien reçu qui se déroule en Russie, sans aucune référence à la société de l’auteure. Un livre bien construit, avec des scènes adroitement ficelées et une écriture rigoureuse. Mais il devient difficile d’en discerner la pertinence sociale ou d’en voir l’originalité esthétique, alors que plusieurs excellents romans – depuis Soljenitsyne – ont été écrits sur le même sujet.
Dans L’énigme du retour, Dany Laferrière a évité ce piège : l’histoire commence par une rencontre entre le narrateur et Victor-Lévy Beaulieu à Trois-Pistoles avant que celui-ci parte à Haïti, où il retrace ses origines et réfléchit à la crise qui affecte le pays. Tout cela avec le regard d’un Haïtien d’ici, en lien avec une importante communauté qui marque désormais notre culture et notre identité. Ce roman est à notre image. Mais tous les romans québécois abordant un sujet semblable n’ont pas la même pertinence.
Nos romans peuvent bien sûr se dérouler ailleurs, peu importe où, la liberté des auteurs étant souveraine. Mais doivent-ils, autant qu’ils le font présentement, se priver d’avoir une résonance d’ici ? Jean Barbe, qui a écrit Le travail de l’huître – un autre roman russe –, prétend qu’il est libérateur de traiter de tous les sujets. Selon lui : « On est un écrivain québécois parce qu’on habite au Québec et qu’on écrit des livres. » Point à la ligne. Notre identité serait assurée, nous aurions une confiance en nous qui nous permettrait de tout aborder. Pourtant, lui-même a écrit un excellent roman – son meilleur roman de son propre avis, Comment devenir un ange – qui se passe au Québec et fait un puissant portrait générationnel à la fois social et existentiel. Nous gagnons sûrement à parler de nous.
On semble pourtant éprouver le désir de se libérer d’une gangue, de pressions étouffantes qui pourtant n’existent pas. La journaliste Marie-Claude Girard écrivait dans La Presse, à propos de L’homme blanc : « Il est absolument réjouissant de découvrir un roman québécois qui raconte avec un tel sentiment de vérité une histoire hors norme se passant à l’autre bout du monde. » Aucun journaliste français ou américain n’aurait pu écrire une telle phrase sur la jouissance de ne plus être soi… Il n’y pas de doute : l’exotisme attire, curieux retour des choses dans la littérature québécoise.
Romans édifiants et sagas historiques
Signalons une autre tendance à refuser le roman social qui s’incarne dans le roman édifiant. Kim Thuy a produit par exemple avec Ru une histoire bien écrite, sensuelle, touchant directement le Québec puisque l’ex-boat people, personnage principal du roman, s’installe à Granby. L’auteure nous offre un témoignage, une histoire de rédemption, qui laisse peu de place toutefois à la création d’une œuvre romanesque mettant en scène un univers social et des ego expérimentaux (Kundera) : que peut-on rajouter à un pareil témoignage ? Ce genre de récits édifiants – il m’est arrivé malheur, nous disent les auteurs, je vous le raconte – occupent une grande place dans les médias. Et tous n’ont pas la qualité de celui de Kim Thuy. À cela il faut ajouter les nombreuses sagas historiques qui demeurent des livres nostalgiques. Ils nous envoient le message suivant : regardez comme c’était triste autrefois, comme on traitait cruellement les gens, par exemple, les filles mères. Mais qu’en est-il d’aujourd’hui ? La Constellation du lynx de Louis Hamelin évite l’écueil en choisissant un personnage contemporain qui s’interroge sur le passé : il y a donc un aller-retour stimulant entre hier et aujourd’hui. Hamelin s’interroge et dévoile habilement nos contradictions : nous sommes ici dans le pur romanesque, et non pas dans le roman édifiant. Une pareille audace manque trop souvent dans les sagas historiques.Pourtant, la plupart des grands auteurs étrangers s’inscrivent clairement dans leur société qu’ils tentent de radiographier – pensons à Michel Houellebecq en France ou Jonathan Franzen aux États-Unis. La critique sociale s’intègre à des récits vivants et bien construits qui donnent à la littérature un pouvoir d’interprétation et de compréhension des réalités contemporaines. Jean-Simon Desrochers, avec La canicule des pauvres et Le sablier des solitudes est une heureuse exception au Québec et dresse un puissant portrait social de notre société, parfois caricatural, mais dans l’ensemble, réussi. Mais ce type de roman n’est pas celui qui attire davantage l’attention.
Critique du troisième type
Il ne faut pas blâmer les auteurs pour leurs choix, eux qui suivent leurs pulsions créatrices et dont l’œuvre répond à un esprit du temps. Par contre, la critique ne joue plus son rôle de récepteur capable de situer les œuvres romanesques dans une tradition littéraire et une continuité innovatrice. On a remplacé les critiques littéraires par des « lecteurs » qui abordent davantage le roman selon ses capacités de divertir : est-ce que mon lecteur va passer de bons moments à lire ce roman, se demandent-ils. Cela convient parfaitement à notre ère de littérature de consommation. Ces critiques lecteurs accumulent les impressions : ils écrivent le journal de leur lecture, racontent comment ils ont réagi à tel passage, à quel moment ils ont accroché ou perdu l’intérêt. Mais ils négligent les résonances sociales de leur lecture, ne situent pas les œuvres dans la tradition littéraire entre écart et convergence. Selon plusieurs éditeurs, le libraire aurait même remplacé le critique. Ces libraires sont souvent d’assez bons lecteurs. Mais ils appartiennent à une entreprise qui doit vendre des livres et promouvoir la nouveauté à tout prix. Le roman reste ainsi, plus que jamais, un produit de consommation.Laurent Jenny, critique français, désolé du peu d’écho de la critique universitaire et de la banalité toute en copier-coller de la critique journalistique, entrevoit une critique du troisième type : des gens qui accueilleraient l’œuvre littéraire qui en vaut la peine, en montreraient autant les forces que les failles, s’intéresseraient autant à sa dimension esthétique et sociologique et qui pourraient donc attribuer une véritable place à un roman dans une culture vivante et en transformation. Ce qui n’est pas possible dans les conditions actuelles du travail de journaliste culturel. La pérennité d’un livre reste donc conditionnelle à un succès médiatique qui semble très souvent aléatoire. Hubert Aquin disait dans la Fatigue culturelle du Canada français : « Le Canadien français refuse son centre de gravité, cherche désespérément un sens et erre dans tous les labyrinthes qui s’offrent à lui. C’est pour fuir cette réalité humiliante, ce langage bâtard, cet esprit mutilé qui est le nôtre. » Osons poser la question : la vague d’exotisme importante dans notre roman, ce refus d’aborder la réalité contemporaine pourrait-il correspondre à une très vieille haine de soi qui ne cesse de nous narguer par-delà une affirmation nationale mort-née ?