Misères et mensonges du bouclier antimissiles
par Louis Marchildon
Si l’échéancier promulgué par le président George W. Bush le 17 décembre 2002 est respecté, la première phase du bouclier antimissiles devrait être complétée dès septembre 2004. Six intercepteurs vont alors être déployés à Fort Greely, en Alaska, et quatre autres à la base aérienne de Vandenberg, en Californie. On prévoit ajouter dix intercepteurs à Fort Greely dès 2005.
Le déploiement rapide paraît, cependant, davantage dicté par l’approche des élections présidentielles que par une planification rationnelle, même dans une stricte perspective militaire. Rappelons-nous que ce système est censé protéger le territoire des États-Unis contre des missiles lancés à l’improviste, les détruisant au vol en allant percuter ceux-ci sur leur trajectoire balistique. Et pourtant, dans tous les tests effectués à ce jour, non seulement les caractéristiques de l’objectif ont-elles été programmées d’avance dans le système d’interception, mais la cible elle-même a fourni des renseignements précis tout au long de sa trajectoire. Il le fallait bien, puisque les radars aux rayons X ou à l’infrarouge requis pour situer correctement et suivre le missile ennemi ne sont pas prêts, et ne le seront sans doute pas avant plusieurs années. Qui plus est, aucun test d’interception n’a été réalisé dans des conditions où le missile utilise des mesures de dissimulation réalistes. On peut penser que si, contre tout bon sens, un pays avait la témérité de lancer un missile vers les États-Unis, il ne le ferait pas en offrant une telle collaboration.
Le respect des échéances ne sera donc possible qu’en rejetant du revers de la main la tradition militaire de plusieurs décennies, selon laquelle seuls des systèmes testés dans des conditions réalistes peuvent être déployés. Qu’est-ce qui, outre la perspective électorale, pourrait bien motiver une telle précipitation ?
Un plan à long terme
Il y a certes la pression du puissant lobby militaro-industriel. Près de cent milliards de dollars US ont été dépensés depuis vingt ans pour la défense antimissiles, avant même qu’on ne commence véritablement à la déployer. Certains évaluent à 200 milliards $ le coût véritable du déploiement de tous les systèmes envisagés. En fait, il n’y a pas vraiment de limites, étant donné la surenchère inévitablement liée à une relance de la course aux armements. On ne s’étonne donc pas de voir la firme Lockheed Martin annoncer aux Américains, dans une pleine page de la prestigieuse revue Scientific American, qu’elle est prête à contribuer à les protéger des missiles ennemis pour des générations à venir.
En réalité, le bouclier antimissiles fait partie d’un plan à long terme conçu par les stratèges militaires et les faucons de l’administration américaine pour développer, dans les décennies qui viennent, une supériorité militaire décisive. Et comme de nombreux documents l’attestent, cet avantage passe par l’arsenalisation de l’espace. Ainsi, le plan stratégique de l’Air Force Space Commmand des vingt prochaines années vise à obtenir « un avantage asymétrique à travers une puissance aérienne et spatiale qui en a les moyens ». D’ailleurs, on prévoit que le bouclier antimissiles incorporera éventuellement des composantes spatiales offensives, en particulier un réseau de satellites visant à détruire les missiles dans leur phase initiale de propulsion. On parle aussi de puissants rayons laser en orbite, projet toutefois sans cesse reporté à cause d’énormes difficultés techniques.
Participation du Canada
Au moment d’écrire ces lignes, le gouvernement du Canada n’a pris aucun engagement définitif sur sa participation au bouclier. Le cabinet cherche à ménager la chèvre et le chou en explorant avec l’administration américaine les conditions de sa participation tout en se disant toujours, officiellement, opposé à l’arsenalisation de l’espace.
Aucun argument crédible n’a été apporté pour montrer que le bouclier contribue de façon significative à la sécurité du Canada (ou d’ailleurs à celle des États-Unis). Le bouclier est fondamentalement inefficace et, même dans ses versions les plus sophistiquées, peut être déjoué par des mesures offensives simples. Il répond à une menace improbable, puisqu’un pays ou groupe terroriste hostile peuvent introduire plus facilement des armes de destruction massive par des moyens conventionnels.
Quelles sont alors les vraies raisons qui motiveraient le Canada à participer au bouclier ? À court terme, il s’agit de ne pas déplaire à notre puissant voisin du sud. On espère bien sûr, dès que possible, récolter une partie de la manne des contrats militaires associés au développement du bouclier. On souhaite enfin, à plus long terme, rester aux côtés de la principale puissance militaire de l’heure, peu importe l’usage qu’elle fait de sa force. Peu de politiciens, il va sans dire, vont se réclamer ouvertement de tels arguments. Sans doute est-ce parce que la population comprend de mieux en mieux ces véritables enjeux qu’elle s’oppose largement à notre participation au bouclier.