Libertés et démocratie : attention fragiles !
par Philippe Robert de Massy
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, des juristes s’inquiètent des deux côtés du 45e parallèle. En effet, cette date fatidique a marqué un point tournant pour les démocraties occidentales puisque, sous la pression des États-Unis, celles-ci utilisèrent ce prétexte pour élaborer des lois qui atténuent plusieurs mécanismes de protections de nos libertés civiles chèrement acquises depuis des décennies. Quelles sont les menaces inhérentes à ces lois spéciales et que pouvons-nous faire en tant que citoyens pour écarter ces menaces ?
C’est dans le contexte de la « lutte contre le terrorisme » que dès la fin de 2001, le Canada et les États-Unis ont adopté des lois spéciales pour donner des pouvoirs accrus aux forces policières et aux organisations de renseignement [1] ». Le Parlement canadien a adopté une Loi antiterroriste, qui apporte une foule d’amendements à un certain nombre de lois, dont le Code criminel.
De son côté, le Congrès américain a adopté une loi qui porte le nom poétique de Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism Act of 2001, d’où le sigle « USA PATRIOT Act [2] ».
Depuis trois ans, s’est fait jour le projet d’un deuxième USA Patriot Act, Patriot II, qui irait beaucoup plus loin que le premier. Patriot II aurait permis entre autres des arrestations secrètes, des déportations sans aucun recours, la perte de la citoyenneté même pour des personnes nées aux États-Unis, la constitution de banques de données génétiques sur de simples suspects, etc. Des « fuites » sur le projet et les réactions très vives qu’elles ont entraînées dans l’opinion publique semblent pour l’instant avoir découragé l’administration Bush de poursuivre dans ce sens.
Contrairement aux États-Unis où la loi est assortie d’une « clause crépusculaire » obligeant le Congrès à la « réadopter » au bout de trois ans pour qu’elle continue à s’appliquer, au Canada, la Loi antiterroriste contient seulement une disposition qui oblige le Parlement et le Sénat à mettre sur pied un comité pour réviser son contenu et son application lors du troisième anniversaire de la sanction de la loi, le 18 décembre 2004. La date butoir pour le dépôt de ce rapport est la fin de l’année 2005. Pendant cette révision, la loi demeurera en vigueur telle quelle.
En quoi ces lois posent-elles problème ? Pour nos besoins, retenons les réflexions de deux juristes, Kent Roach et Bent Scotch, sur la nature des problèmes que pose la Loi antiterroriste et certains autres amendements apportés au Code criminel [3].
Une définition beaucoup trop large du terme « terrorisme »
C’est la première fois que le Parlement définit le crime de terrorisme. Il le fait en ajoutant une nouvelle section au Code criminel. La définition retenue est beaucoup plus large que celle qui prévaut ailleurs, même aux États-Unis. Elle est « globalisée », en ce sens qu’elle couvre à la fois des actes posés à l’intérieur du Canada et à l’extérieur du Canada. Ainsi, des Canadiens qui aideraient des activités de « libération » dans d’autres États pourraient être considérés comme se livrant à du terrorisme.
Le fait que le « terrorisme » consiste en des crimes commis pour des motifs religieux ou politiques (ce n’est pas le cas de la loi américaine) ajoute une dimension odieuse à cette loi. D’une part, il faudra nécessairement présenter une preuve fondée sur des éléments politiques ou religieux lors du procès. D’autre part, cela pourrait assez rapidement devenir une carte blanche au profilage racial, en rendant possible de cibler seulement certains groupes ethno-religieux (on pense évidemment aux personnes d’origine arabe et musulmane).
La définition de terrorisme devrait être beaucoup plus restreinte et concrète. Des juristes, dont Kent Roach, recommandent qu’on limite le terrorisme au fait de « causer intentionnellement la mort ou infliger de sérieuses blessures, pour apeurer une population ou forcer un gouvernement ou un organisme international à agir ».
La qualification de « groupe terroriste » pose également problème. Est « terroriste » en vertu de la loi, tout groupe qui est sur la liste des groupes terroristes dressée par le gouvernement. Un groupe qui se retrouve sur la liste ne peut pas vraiment contester sa qualification de terroriste, même si la loi offre une certaine procédure de révision. Toute personne qui aide un groupe ainsi classé peut ensuite elle-même se voir attribuer un comportement terroriste.
Des procédures secrètes, même à l’égard de l’accusé
Le procureur général, sur dépôt d’un certificat en ce sens (appelé « certificat de sécurité »), peut déclarer que la révélation de la preuve portera atteinte à la sécurité nationale ou aux relations avec d’autres États ou leurs agences. Ce simple certificat lie les tribunaux, qui ne peuvent pas le réviser. Il a pour résultat de soustraire une partie de la preuve ou même toute la preuve à l’examen par la défense. L’accusé peut ainsi se voir condamné sans jamais connaître la preuve qu’on a présentée contre lui.
Il y a ici un risque considérable d’affaiblissement du pouvoir judiciaire. Dans notre système en effet, c’est au pouvoir judiciaire qu’incombe la responsabilité de contrôler les deux autres pouvoirs : exécutif et législatif. Le judiciaire ne pourra pas s’acquitter de cette tâche si l’on met en péril le principe fondamental du droit à un procès public et que l’on rend si facile pour l’exécutif de recourir au secret.
Même les juges sont mal à l’aise devant ces entorses majeures aux procédures traditionnelles. Le juge Hugessen déclarait à ce propos : « Je peux vous dire, car nous [les juges] en discutons souvent entre nous, que nous détestons cela. Nous n’aimons pas ce processus qui consiste à nous obliger de siéger seuls pour entendre une seule des parties, d’identifier par nous-mêmes les faiblesses de la cause qui nous est présentée, d’avoir à décider tout seuls comment les témoins qui se succèdent devant nous devraient être contre-interrogés [4] ».
Les mesures d’exception ont aussi pour résultat de donner aux policiers des pouvoirs considérables, une immunité totale en ce qui concerne les perquisitions, les arrestations et la détention préventive. Les corps policiers jouissent d’une complète immunité lorsqu’ils exercent les pouvoirs que leur confèrent ces mesures d’exception. Le bien faible contrôle qui peut s’exercer sur la façon dont ces pouvoirs sont mis en œuvre consiste en une obligation de déposer un rapport périodique au Parlement [5].
Risques d’injustices
Le paradoxe de toute cette situation, c’est que jusqu’à ce jour, on n’a pas eu recours à ces amendements au code criminel : on ne s’est servi que des dispositions de la Loi sur l’immigration, qui contient des dispositions souvent semblables, permettant de cibler des personnes nées à l’étranger.
Le recours à cette loi fait naître un très grand danger de discrimination fondée sur la religion ou l’origine ethnique et de profilage racial (les gens sont interpellés simplement parce qu’ils sont d’origine arabe ou qu’ils sont de religion musulmane).
Les procédures particulières en matière d’immigration et de statut de réfugié font poindre de très grands risques d’injustice notamment liés à la capacité de retirer la citoyenneté canadienne et d’ordonner la déportation, surtout dans le contexte où l’on n’a jamais mis en vigueur les dispositions de la loi créant un droit d’appel.
Que faire devant de telles menaces à nos libertés ?
Selon un grand nombre d’observateurs du monde juridique, Association du Barreau canadien comprise, il faut que s’organise une opposition citoyenne qui profite du réexamen, lors du troisième anniversaire de l’entrée en vigueur des mesures d’exception, pour faire reconnaître par le Parlement l’inutilité de ces dispositions et le danger qu’elles représentent pour tout notre système de protection des droits de la personne.
La contestation doit aussi se construire dans le réseau communautaire et associer un ensemble de moyens, allant des contestations judiciaires à la mobilisation de la société civile et à l’action politique (électorale), en passant par le lobbying et une presse critique et exigeante.
Le juriste américain Bent Scotch déclare que : « Toute atteinte à la liberté risque de constituer un affaiblissement éventuel de la sécurité. À long terme, nos libertés sont notre principale source de sécurité ». C’est précisément ce dernier thème qu’a retenu la Ligue des droits et libertés dans sa campagne contre les lois d’exception.
le site de la Ligue des droits et libertés
[1] D’autres projets ont vu le jour, dont celui appelé « Accès légal », exposé dans un document de consultation du même nom publié par le ministère de la Justice du Canada le 25 août 2002. Ce projet voulait permettre, à l’insu des citoyens, une surveillance électronique considérable (interception du courrier électronique, obtention de données sur un abonné à des services Internet, etc.). Pour l’instant, devant la levée de bouclier que le projet a provoquée, le ministère semble l’avoir mis en veilleuse. Il n’a pas encore fait l’objet d’un projet de loi. On peut aussi mentionner le fait que le premier ministre du Canada, Paul Martin, ait fusionné en une seule entité toutes les agences faisant du renseignement, dotant ainsi le Canada d’une agence de « homeland security » semblable à l’agence américaine du même nom.
[2] Traduit librement, cela donne : Loi pour unifier et renforcer l’Amérique en développant les outils appropriés pour intercepter et bloquer le terrorisme. Le nom USA PATRIOT Act est donc un sigle fabriqué à partir des premières lettres du titre de la loi.
[3] Ces deux avocats étaient les conférenciers invités lors d’une soirée organisée par la Ligue des droits et libertés le 23 octobre 2003. Kent Roach est professeur de droit à l’Université de Toronto. Il a publié de nombreux ouvrages de droit criminel, dont September 11 : consequences for Canada, McGill Queens University Press, 2003. Bent Scotch pratique le droit dans l’État du Vermont. Il fut directeur général de la section vermontoise de l’American Civil Liberties Union (ACLU).
[4] Hon. J. K. Hugessen, juge de la Cour fédérale du Canada, in Terrorisme, Droit & Démocratie. Comment le Canada a-t-il changé après le 11 septembre ?, Montréal, Éditions Thémis, 2002, dans un texte intitulé Watching the Watchers : Democratic Oversight.
[5] Jusqu’à présent, aucun rapport du genre n’a été fait. Certains pensent que l’on devrait nommer un commissaire indépendant, qui ait la responsabilité de colliger l’information et de faire rapport au Parlement.