Crise à Kanesatake
Des voix sous les braises
par Christian Brouillard
La crise couvait depuis longtemps dans la communauté de Kanesatake. L’explosion de janvier 2004 ne pouvait alors que surprendre les observateurs les plus inattentifs ou tous ceux qui auraient bien voulu reléguer aux oubliettes les problèmes et tensions qui traversent les sociétés des Premières nations.
Pour Kanatakhatsus, un artiste mohawk qui a vécu à Kanesatake et qui l’a quitté au milieu des années 90, les événements qui ont conduit, entre autres, à l’incendie de la maison du chef James Gabriel, étaient largement prévisibles. Par-delà le sensationnalisme et les relents de racisme anti-autochtone créés par les grands médias, il faut, pour lui, chercher la racine de la crise dans les problèmes économiques, sociaux et territoriaux qui étranglent la communauté de Kanesatake. Entrevue avec une voix sous les braises, ces braises qui sont la rouge entaille de l’Amérique…
Un génocide économique…
« Après la crise d’Oka, il y a eu une foule de problèmes sociaux et psychologiques dont les syndromes post-traumatiques provoqués par le siège de l’armée canadienne. Moi-même j’en ai ressenti longtemps les impacts, mais il y a surtout eu les effets économiques : les gens ont perdu leur emploi. Une grande partie des hommes qui travaillaient dans la région n’ont pu récupérer leur travail, que ce soit dans les fermes, l’équitation, etc. Cela n’était déjà pas évident de chercher un emploi avant la crise de 1990, un très grand nombre de ménages recevaient de l’aide sociale. Il s’était d’ailleurs créé des économies “alternatives” au début des années 80, à partir d’Akwesasne et autour du commerce de cigarettes. Ce commerce, les médias l’ont qualifié de « contrebande » mais il faut expliquer que des traités stipulent que, en tant que membre de la Confédération des Iroquois, la nation Mohawk détient des droits de faire traverser des biens à la frontière des États-Unis quand il s’agit d’échanges de nations autochtones à une autre (Traité de Jay, 1794). Il y a eu des dérapages, forcément, surtout quand les bandes criminalisées ont vu qu’il y avait de l’argent à faire là. Pourtant, au départ, les recettes du commerce de cigarettes devaient assurer le financement des groupes communautaires, comme ceux dédiés à la survie de la langue mohawk ou aux soins des personnes âgées. Quelques personnes ont mis leur fric là-dedans mais pour d’autres, cela a été la course au luxe comme posséder la plus grosse maison ou la plus belle auto, etc. À partir de ce moment, on a perdu complètement le contrôle et il s’est développé des guerres pour le pouvoir. »
Comme nous l’a fait remarquer Kanatakhatsus, les cigarettes ou le « pot » ne sont, somme toute, que des bagatelles par rapport au trafic de cocaïne ou d’armes. Pour survivre dans l’engrenage de la misère, beaucoup de personnes de la communauté y participent de près ou de loin. « Ces gens qui font le gros fric donnent de la job aux gens et achètent ainsi la paix. Et même quand tu ne veux pas, tout le monde est impliqué pour survivre économiquement. Tout le monde est lié et, pour beaucoup, n’ose pas parler ». Ce silence touche tout particulièrement ceux et celles, véritables traditionalistes, qui avaient défendu la terre en 1990. Ce silence donne, malheureusement, une image complètement déformée de la communauté mohawk qui est réduite aux histoires de trafic alors qu’il y a beaucoup d’artistes ou de militants communautaires qui travaillent à faire vivre la culture et la société mohawks. C’est donc dans ce contexte que le grand chef James Gabriel tenta un coup de force pour « nettoyer » Kanesatake du crime organisé.
Un douteux nettoyage…
Pour Kanatakhatsus, les intentions du chef James Gabriel étaient peut-être bonnes mais l’idée d’appeler la Sûreté du Québec constituait un affront à la communauté : « C’est aux Mohawks à régler cela entre eux ». D’ailleurs, les médias ont peu sinon pas du tout évoqué le rôle clé joué par les autres chefs mohawks comme Joe Norton, le chef du Conseil mohawk de Kahnawake, dans l’apaisement relatif à la crise en janvier dernier. Ce sont eux, et non pas le ministre de la Sécurité du Québec, Jacques Chagnon, qui ont concocté une issue à l’affrontement. Kanatakhatsus note que les pouvoirs publics du Canada et du Québec jouent un « drôle » de jeu car ils savaient très bien ce qui se passait, depuis le milieu des années 90, au sein de la communauté en termes de problèmes et de trafic. Complicité ? Désir d’éviter l’affrontement pour ne pas renouveler la crise des barricades de 1990 ? Tout cela sans doute mais surtout une tranquille indifférence face au sort réservé aux Premières nations, une continuité, sous d’autres formes, du processus de génocide entamé il y a de cela 400 ans.
Des solutions ?
« Quant à moi, on devrait destituer le Grand conseil mohawk de Kanesatake au complet et que ce soit la Confédération des Iroquois qui propose la création d’un conseil traditionnel. Mais cela ne se fera pas car les gouvernements ne reconnaissent pas les Conseils tradionnels iroquois s’inspirant de Kaienerekowa (la grande Loi de la Paix). On laisse faire un génocide à basse intensité et dans 50 ans, si le ministère des Affaires indiennes poursuit le processus de colonisation et ne reconnaît pas les leaders autochtones s’inspirant de la tradition, il n’y aura plus de Mohawks ou alors si peu… ».
Par-delà ce sombre pronostic, Kanatakhatsus souligne l’importance d’amener autant des projets de développement économique pour la communauté que des initiatives sur le plan culturel. À ce niveau, point primordial, il faut souligner l’enseignement de la langue mohawk, la langue étant un élément crucial de toute culture, et l’approfondissement de la connaissance de l’histoire. À partir de ce développement culturel, il sera possible de renouer des échanges entre Mohawks et francophones au Québec. « Les réserves, cela entraîne des ghettos, un étranglement territorial qui interdit tout réel développement. On se demande s’il n’y a pas moyen de stimuler des projets en cogestion. Ainsi, on peut se demander pourquoi il n’y a pas de Mohawks qui pourraient travailler sur le site du parc provincial d’Oka, dans le cadre de projets écotouristiques comme cela se fait ici et là, par exemple sur le site archéologique de Droulers/Tsiionhiakwatha dans le sud-ouest du Québec, près de la communauté mohawk d’Akwesasne. Ces projets de cogestion peuvent constituer une alternative face à l’étranglement économique et social provoqué par l’absence de base territoriale significative des communautés mohawks ». Ce développement alternatif briserait l’hégémonie des économies « souterraines » basées sur le trafic et permettrait, on peut l’espérer, d’éviter de nouvelles explosions surgissant des braises de société marginalisées et étouffées.