Sven Lindqvist
Maintenant tu es mort. Le siècle des bombes
Sven Lindqvist, Maintenant tu es mort. Le siècle des bombes, Le Serpent à plumes, Coll. « Essais/documents », Paris, 2002
T’es mort sinon je joue plus
Survolant les environs de Tripoli, le lieutenant italien Guilio Cavotti se penche hors de l’habitacle du monoplan qu’il pilote pour lâcher une grenade à main sur des rebelles libyens. C’est le 26 octobre 1910, jour de la première attaque aérienne de l’histoire. Ça ne sera pas la dernière.
Dans un essai à la forme surprenante, le Suédois Sven Lindqvist analyse la bombe sous toutes ses coutures. Parcourant le livre en tous sens au gré des multiples renvois, le lecteur découvre les « avancées » scientifiques qui ont donné naissance à ces armes de l’enfer, de la fusée issue du Moyen Âge chinois à la bombe thermonucléaire moderne. Pas nécessairement toujours plus grosses et plus puissantes, les bombes ont de multiples « qualités » : à fragmentation, incendiaires, chimiques, biologiques, etc. Elles ne sont jamais, cependant, aussi « chirurgicales » qu’on le prétend.
L’histoire de la bombe est aussi celle de son utilisation par les hommes contre d’autres hommes (et, surtout, contre des femmes, des enfants et des vieillards). Indistinctement ? Nenni ! Ce sont d’abord et avant tout les empires coloniaux qui l’ont utilisée contre les « sauvages » réfractaires aux bienfaits de la civilisation occidentale : Libye (1911), Égypte (1916), Afghanistan (1917), Inde (1919), Iran, Irak puis Transjordanie (1920), Maroc (1925), Syrie (1925). Les Européens, confiants que tout cela ne les concernait pas, se sentaient à l’abri. Ils avaient tort, bien entendu, et l’histoire se chargera de les ramener à de plus justes considérations. C’est cette histoire des conflits que nous raconte également Lindqvist dans son livre, des deux guerres mondiales à la guerre du Golfe, en passant par la Corée, l’Algérie et le Viêt-nam, décryptant les fausses vérités et les vrais mensonges qui ont entraîné l’humanité dans la barbarie et tué des dizaines de millions de victimes innocentes.
L’ouvrage s’attache également à sonder les tréfonds de l’imaginaire occidental, où logent les démons du rêve génocidaire. « L’extermination progressive des races inférieures n’est pas seulement une loi naturelle, mais une bénédiction pour l’humanité » disait le Britannique Charles Dilke en 1869. Dès la fin du XIXe siècle, la croissance démographique de l’Orient et le racisme à l’égard des « Jaunes » fournissent le plus formidable sujet aux délires apocalyptiques des auteurs de romans d’anticipation. Ils imaginent et préfigurent l’utilisation d’armes infernales pour assurer la survie de l’Occident. Des auteurs britanniques, français et étasuniens dont les livres circulent par dizaines de milliers mettent en scène d’immenses guerres de civilisation, à la fin desquelles la bombe salvatrice ramène ordre et prospérité. « Les fantasmes de génocide existent déjà [...], attendant l’apparition du premier avion. Le rêve consistant à résoudre tous les problèmes par une extermination venue des airs existe avant même que la première bombe soit larguée d’un avion ».
Lindqvist a aussi le mérite de montrer l’inconsistance du double langage des puissants, toujours prompts à « faire la guerre pour obtenir la paix », mêlant allègrement considérations morales et nécessités stratégiques. La confusion entre objectifs militaires et populations civiles a toujours été présente, malgré les tentatives répétées, au cours du XXe siècle, pour faire évoluer un « droit » de la guerre mis à mal par l’extraordinaire développement de l’aviation militaire. « Il me semble [qu’on] ait inversé l’ancienne tradition qui voulait que le soldat se sacrifie pour défendre sa mère et sa sur. Dans la guerre aérienne, au contraire, il sacrifie sa mère et sa sur pour pouvoir survivre, investi de sa valeur militaire supérieure, afin d’infliger aux mères et aux surs de l’ennemi le plus de dommages possibles ».
En 1926, les grandes puissances s’entendent sur un principe : « Quand un objectif militaire est situé de telle manière qu’il ne puisse être bombardé sans que la population civile soit également bombardée, il ne doit pas être bombardé du tout ». La résolution (faut-il le dire ?) est restée lettre morte. Cependant, juristes, diplomates et stratèges n’ont pas cessé pour autant leurs arguties : « attaques sans discrimination », représailles « flexibles » ou « massives », bombardements « tactiques » ou « stratégiques », légitime défense, agression sans provocation, représailles La finesse de leurs raisonnements n’arrive pourtant pas à consoler les victimes des bombardements, pas plus, d’ailleurs, que la quantité de déclarations, conventions et protocoles de tout acabit n’ont empêché les armées de larguer leurs bombes là où elles le veulent, quand elles le veulent.
L’arme atomique, évidemment, occupe une place à part dans Maintenant tu es mort. Arme suprême s’il en est, la bombe nucléaire met l’humain devant le miroir de sa propre destruction en tant qu’espèce. Lindqvist souligne le paradoxe inhérent de l’arme nucléaire : son détenteur est à la fois redoutable et impuissant, fort d’une arme inutilisable. En effet, la bombe atomique ne peut être employée sans risquer d’être immédiatement anéanti soi-même par son adversaire. L’évolution de la technique n’y changera rien : plus la bombe atomique est précise, plus elle peut prétendument épargner les vies civiles, plus elle devient « moralement » utilisable et plus elle a de chances d’être effectivement utilisée, entraînant un conflit nucléaire généralisé et tuant encore plus de civils ! Autrement dit : « Une plus grande justesse de tir rend la réussite d’une première attaque de plus en plus envisageable, et de plus en plus séduisante. Une précision accrue mine ainsi l’équilibre de la terreur et rend la dissuasion moins fiable ».
À l’heure où, en Irak et ailleurs, on fait appel à la bombe pour apporter la paix, l’essai de Lindqvist arrive à point. Rappelant les injustices sur notre Terre, il note : « Pour un nombre croissant d’être humains qui naissent chaque jour, la violence est la seule issue ». Les puissants et les maîtres, eux, veulent « sauvegarder leurs privilèges, par la violence si nécessaire ». Et il termine : « Au cœur de cette violence germent les fantasmes du génocide du siècle. Les injustices que nous défendons nous obligent à conserver les armes de génocide qui permettent de réaliser ces fantasmes à tout moment. La situation de violence générale est le noyau dur de notre existence. »