Haïti : le débat qui divise
par François L’Écuyer
En chassant le président Aristide du pouvoir le 29 février 2004, les États-Unis, la France et le Canada ont perpétré un double coup d’État aux conséquences explosives : d’abord envers un gouvernement Lavalas « légitimement » élu – malgré un taux de participation inférieur à 15 %… – mais également envers un mouvement populaire et démocratique qui, en prenant la rue de façon quotidienne dès l’automne 2003, demandait la démission du gouvernement Aristide et une démocratisation en profondeur de la société haïtienne. En occupant militairement le pays l’an dernier, c’est à l’ensemble de ce mouvement populaire qu’on a coupé l’herbe sous le pied.
Reconnaître les graves erreurs commises par nos voisins américains, la France et le Canada ne doit toutefois pas nous amener à la conclusion naïve voulant que seul le retour d’Aristide au pouvoir puisse résoudre la crise haïtienne. Cette position, partagée par une partie du mouvement contre la guerre, ignore les nombreux crimes commis par l’administration Aristide et la violence de la lutte lavalas actuelle qui frappe Port-au-Prince. Pour comprendre l’étendue de la crise qui secoue Haïti, trois questions doivent impérativement être soulevées.
Premièrement, malgré les grands espoirs que représentait Aristide lors de sa première élection en 1990, force est de reconnaître que de larges pans du mouvement populaire haïtien et de la gauche du pays ont successivement abandonné l’homme à son retour au pays en 1994. En second lieu, en vertu de la violence extrême qui fait rage parmi les quartiers où vivent aujourd’hui les sympathisants lavalas, nous sommes forcés de questionner sérieusement les tactiques de résistance employées, où les frontières entre criminalité et politique sont de plus en plus floues. Enfin, nous devrons nous demander sincèrement si en appliquant une vision où tout est blanc ou noir, où « l’ennemi de mon ennemi est mon allié », nombre de « progressistes » internationaux ne sont pas profondément manipulés et instrumentalisés par un Aristide déchu.
Chute d’Aristide : les forces en présence
L’élection d’Aristide en 1990 est un moment de rupture dans l’histoire haïtienne. Première colonie noire à obtenir l’indépendance à l’issue d’une longue lutte armée menée par les esclaves (1791–1804), Haïti demeura toutefois sous l’emprise d’un système d’exploitation basé sur les castes raciales de ses habitants. Longtemps dirigée par l’élite blanche et mulâtre locale, bannie par les forces coloniales pour l’affront porté à la France esclavagiste, Haïti se libéra tardivement de la succession de dictateurs lors de la chute de Jean-Claude Duvalier en 1986. À la suite de nombreux régimes militaires, la première élection d’Aristide, prêtre issu des milieux populaires, devait sonner la fin de l’exclusion systématique de la grande majorité pauvre du pays.
Dix ans plus tard
La grande diversité des acteurs exigeant la démission d’Aristide à l’automne 2003 ne facilite pas la compréhension des événements menant au départ du président. D’un côté, l’opposition politique fut rejointe par de larges pans du mouvement Aristide : d’abord, une scission au sein du mouvement lavalas, puis le départ définitif de l’Organisation Peuple en Lutte (OPL, centre-gauche), majoritaire au Parlement. La « société civile » libérale et le secteur privé ont rapidement rejoint les rangs de l’opposition parlementaire, sous l’égide du Groupe des 184. Mais plutôt que de transformer en profondeur une société haïtienne des plus inégales, le discours du Groupe des 184 visait principalement à remplacer un Aristide corrompu par un président plus clément envers les forces capitalistes haïtiennes et mondiales.
À l’opposé, les manifestations du mouvement populaire haïtien (étudiants, femmes, paysans, syndicats) désiraient apporter une réelle transformation du pays. Les politiques néolibérales du gouvernement Aristide figuraient dans la mire des manifestants : privatisations massives, multiplication des zones franches et diminutions drastiques des tarifs douaniers – et, bien sûr, le régime de terreur instauré par les militants lavalas.
Craignant que le chaos ne s’empire et ne provoque un énième déferlement de boat people sur leurs côtes, les États-Unis ont préféré une réponse militaire permettant de restructurer le pays à leur guise. Mais afin qu’une telle opération soit perçue comme légitime par la communauté internationale, le chaos devait être suffisamment amplifié. C’est ainsi que furent réactivées, fin 2003, diverses milices dirigées par des hommes de mains des Américains : Louis Jodel Chamblain, ancien numéro deux du FRAPH (milice sous la dictature de Raoul Cédras, 1991-1994) et Guy Philippe, ex-militaire. L’armement de ceux-ci fut rendu possible par les nombreuses caches d’armes que compte le pays, mais également via la frontière dominicaine. Ces milices ont rejoint le Front de résistance de l’Artibonite – connue antérieurement sous le nom d’« Armée cannibale », une milice créée et contrôlée par Aristide, jusqu’à l’assassinat de son chef, Amyot Métayer – et elles ont rapidement pris le contrôle de villes d’importance au nord. Bref, début 2004, divers groupes armés contrôlent la moitié du pays et s’associent de facto aux oppositions progressistes et libérales qui secouent Port-au-Prince. La suite est connue : le 29 février, des militaires français, américains et canadiens expulsent Aristide et occupent le pays jusqu’à ce que soit activée, par le Conseil de sécurité, la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH).
Lavalas, drogue et chimères
À son retour d’exil en 1994 – avec l’appui de 20 000 marines américains… – Aristide s’était promis de ne plus jamais être victime d’un coup d’État tel que lui avait asséné le Lt-Gén. Raoul Cédras. Ainsi, deux grands plans furent mis de l’avant : d’abord, le démantèlement total de l’armée nationale haïtienne ; le contrôle des masses populaires serait quant à lui assuré par les chimères (bandes armées de Cité-Soleil), largement impliquées dans le commerce de drogue.
L’implication du président Aristide dans le commerce de drogue n’est plus à démontrer. Déjà, nombre de ses collaborateurs et amis sont sous les verrous aux États-Unis après avoir été reconnus ou plaidé coupable aux accusations de trafic de drogue, notamment Romane Lestin, ancien commissaire de police de l’aéroport et commandant du Swat team haïtien, et Jean-Nesly Lucien, ancien directeur général de la PNH. D’autres seront jugés sous peu, dont Fourel Lestin, ancien Président du Sénat, et Evens Brillant, ex-responsable du Bureau de lutte contre les stupéfiants (!).
En retour de l’impunité sur leurs activités criminelles, les chimères ont joué un rôle politique majeur sous Aristide. Les manifestations anti-lavalas de 2003 ont été sauvagement réprimées par celles-ci. Aujourd’hui, ces milices contrôlent de nombreux quartiers de Port-au-Prince (Bel-Air, Cité-Soleil, etc.) et sont largement impliquées dans la vague de kidnappings sans précédent qui afflige la capitale. Des actes purement gratuits, tels l’incendie du Marché Tèt-Bèf qui a mis 2 500 commerçants à la rue, ou les rafales de mitraillettes contre des écoles primaires de Delmas, visent à déstabiliser le pays et prouver que, sans Aristide, Haïti ne peut espérer de salut démocratique. La collaboration, ou du moins l’utilisation réciproque, des bandes armées et des organisations politiques lavalas a culminé, depuis le 30 septembre dernier, dans ce qu’on appelle dorénavant l’« Opération Bagdad », visant à chasser du pays les forces militaires de l’ONU et renverser le gouvernement intérimaire instauré par celle-ci. D’un côté, le mouvement lavalas profite de la campagne de déstabilisation orchestrée par les chimères et, de l’autre, celles-ci tentent de légitimer leur lucrative économie de trafic et de rapts par un paravent populiste pro-Aristide, anti-impérialiste.
L’attitude du gouvernement intérimaire de Gérard Latortue, fidèle à l’administration Bush, doit également être fortement condamnée. La chasse aux sorcières engagée contre les collaborateurs d’Aristide, dont plusieurs croupissent en prison sans qu’aucune forme d’accusation ne soit portée contre eux, n’a rien pour calmer la situation. Le flagrant manque de volonté à réformer la PNH et à l’épurer de ses éléments criminels conjugué aux politiques économiques libérales, qui n’aident en rien à éradiquer une pauvreté croissante, ne font qu’exacerber la colère des populations exclues de la vie politique et économique du pays.
Cela étant dit, l’important mouvement de solidarité envers le président déchu tente de convaincre l’opinion internationale que les pires exactions commises envers le peuple haïtien sont le fruit de la Police nationale haïtienne, qui bénéficierait du soutien total de la MINUSTAH ! Certes, la PNH ne fait pas dans la dentelle, préférant souvent tirer avant de poser des questions. La MINUSTAH, en privilégiant une réponse militaire plutôt que policière au problème d’insécurité – 6 600 soldats contre 1 820 policiers – n’a pas su encadrer une police nationale peu soucieuse du respect des droits de la personne. Mais comparer quelques bavures militaires, totalement condamnables, à la campagne de terreur actuellement menée par les chimères relève de la désinformation pure et simple. Et faire passer pour de simple civils des criminels tels que Dread Wilmè et ses complices, tués le 6 juillet dernier lors d’une opération de la MINUSTAH, de la fiction sordide.
Les sympathisants internationaux d’Aristide brandissent régulièrement la « Déclaration de Porto Alegre » de 2005 – qui exige le départ des occupants et le retour au pouvoir d’Aristide – comme preuve à l’appui de la légitimité de la résistance lavalassienne contre l’occupation militaire. Cette déclaration, une initiative personnelle (non endossée par le FSM) de Brian Concanon, du cabinet d’avocats responsable du lobbying d’Aristide, fut pourtant largement persiflée par les membres de la délégation haïtienne, lesquels ont dénoncé la campagne de manipulation des participants du Forum social mondial par les sympathisants d’Aristide.
Plutôt que d’appliquer à la situation haïtienne une grille simpliste de résistance à l’occupation militaire – qui, tant qu’à y être, nous amènerait tout autant à appuyer le combat des Zarquaoui et autres Talibans de ce monde –, la gauche internationale aurait avantage à écouter le mouvement populaire haïtien qui, tout en dénonçant la militarisation de leur société, lutte contre la criminalisation du politique orchestrée par le mouvement lavalas depuis dix ans et tente de proposer de réelles alternatives socioéconomiques permettant un développement démocratique et progressiste pour Haïti.