Henri Lefebvre et la production de la banlieue

No 031 - oct. / nov. 2009

Culture

Henri Lefebvre et la production de la banlieue

Pierre-Mathieu Le Bel

Crise économique oblige, il semble que nous n’ayons plus les moyens de mener le train de vie de l’État-providence. Il faut augmenter les tarifs des services dont la santé et l’éducation, revoir les règles de gouvernance économique, l’évaluation des risques, les attentes de profits. Sauf que personne ne questionne ses pratiques spatiales. Outre la remise en question de la « gratuité », fort peu pour affecter nos façons de faire hormis ces normes comptables. Du coup, la responsabilité se trouve rejetée vers un « autre » commode : le gestionnaire ou le politicien qu’il s’agit dorénavant de discipliner.

Or, devant le projet de faire payer les utilisateurs, de secourir l’industrie automobile, d’investir dans les infrastructures, de contrôler les financiers, le sociologue Henri Lefebvre (1901-1991) nous dirait sans doute que ce système malade n’est pas un logiciel qui s’installe et se désinstalle dans le grand ordinateur de la mondialisation sans que l’on ait à modifier notre façon d’utiliser le clavier. Changer les règles de la finance ne suffit pas. Ni investir dans la création de nouvelles autoroutes en attendant que passe la tempête.

L’espace, une réalité d’abord sociale

Observant la crise mondiale actuelle La production de l’espace [1] à la main, Lefebvre nous rappellerait qu’il n’est pas de révolution sans transformation des pratiques déployées dans l’espace, sans transformation de l’espace lui-même. Lorsqu’il écrit que « L’espace (social) est un produit (social) » (p. xxi), il ne limite pas l’espace à travers lequel nous agissons au statut de conséquence. L’espace est un produit bien spécial, car il produit à son tour. Il reproduit et influence, dirige et limite, il sert « d’instrument à la pensée comme à l’action, [il] est, en même temps qu’un moyen de production, un moyen de contrôle donc de domination et de puissance […] » (p. 35). Espace et société se sculptent l’un l’autre.

Notre système économique pris en défaut présuppose et façonne à la fois son espace. Dans un monde de plus en plus urbain (la moitié de l’humanité vit dans des villes) et même suburbain (chaque année au Québec, 5 000 hectares de terres agricoles sont voués à l’étalement urbain, écrivait Bernard Vachon dans un article du Devoir du 29 décembre 2008), je suggère que la banlieue est l’espace social caractéristique de ce système qui, dans un jeu de perpétuel écho, est à la fois une pratique de l’espace qui a permis le plein déploiement du capitalisme d’après-guerre et l’espace que produit ce même capitalisme.

La banlieue : une production typiquement capitaliste

La banlieue contemporaine est liée à un mode d’utilisation de l’espace qui privilégie la faible densité et la prépondérance de l’automobile. C’est aussi un espace modulaire où, qu’ils soient cossus ou humbles, résidentiels ou commerciaux, les volumes construits sont reproduits à l’identique en unités interchangeables sur de vastes superficies. La banlieue n’aurait pas vu le jour sans la voiture et l’impulsion de la machine économique d’après-guerre qui trouva un déversoir à sa production débridée dans la création d’espaces de consommation. Mouvement inverse, la banlieue oblige en retour le monde à engendrer toujours plus de biens, notamment de voitures. De plus, elle limite et oriente les choix possibles en matière d’espace public, puisqu’il faut de l’espace pour faire circuler ou pour stationner ces voitures. Ainsi, un CHUM double son espace de stationnement, un échangeur Turcot « doit » laisser passer plus de véhicules, la 25 appelle son pont, la rue Notre-Dame deviendra une autoroute de plein droit. Ces espaces ne sont pas situés en banlieue, mais leur planification est le résultat de la dynamique alimentée par l’espace-banlieue. Cela se fait-il au détriment des gens du centre ? Au moins, on admettra que cela limite et encadre fortement toute décision en matière d’aménagement territorial.

La banlieue est partout

L’espace-banlieue, dirait Lefebvre, c’est concevoir l’espace comme contenant, et cet espace doit être rempli de biens de consommation à l’obsolescence planifiée, mais d’usage privé, afin de faire rouler une économie qui a besoin des grands espaces agricoles pour écouler ses stocks. Ainsi, autant l’aménagement-banlieue oblige-t-il la consommation (matériaux de construction, moyens de transport, services sur de grandes distances, soins de santé lorsque le manque d’exercice physique nous rattrape, énergie, piscines, importations de denrées alimentaires), autant la consommation pousse-t-elle à l’aménagement-banlieue puisqu’il faut bien un endroit où mettre tout cela.

Esthétique mise à part, la banlieue est un espace vécu comme espace morcelé et comme temps disjoints : ici le temps privé, celui du repos ; là-bas le temps du travail. Entre les deux, le temps du transport. L’habitant de cet espace « est preneur d’une distance, celle qui relie son habitation à des lieux : les centres de commerce, de travail, de loisir, de culture, de décision. Ici, le temps entre en scène […]. On achète un emploi du temps et cet emploi du temps constitue la valeur d’usage d’un espace » (p. 391). On n’achète pas qu’une maison ; on se porte acquéreur d’un paradis à 20 minutes du centre-ville. Pour rester dans les limites de ces 20 minutes, il faut opter en votant, en choisissant des pratiques et en diffusant un discours pour des choix d’aménagements particuliers, et ce, peu importe nos allégeances politiques par ailleurs.

Les manipulations comptables et juridiques visant à trouver une solution à la crise qui évacuent l’aménagement territorial de leur remise en question « se représente[nt] les forces qui l’occupent [l’espace] en le considérant comme réceptacle passif. Au lieu de déceler les rapports sociaux impliqués dans les espaces (y compris les rapports de classe), au lieu de se tourner vers la production de l‘espace et vers les rapports sociaux inhérents à cette production […] » (p. 108). De telle sorte qu’un espace-banlieue est reproduit comme cadre de vie d’une portion toujours plus grande de citoyenNEs. Ceux-ci, légitimement, participent à leur tour à la dynamique qui reproduit leur espace. Il existe donc un rapport de domination entre un espace-banlieue poussé par le système économique et l’espace-centre. Ce rapport touche non seulement les pratiques spatiales des individus à travers les projets d’aménagement urbains, mais affecte les aspirations de toute la population.

J’écris « toute la population », car les citadins du centre aussi aspirent souvent à un espace-banlieue transposé au centre : un espace-condo fait d’unités interchangeables avec garage au sous-sol. L’espace du centre se construit maintenant sur le modèle de cet aménagement. Jetons un œil au projet Griffintown, au développement Angus ou à ce qui semble nous attendre du côté de Radio-Canada. Les promoteurs optent souvent pour la faible densité des logements pour couples ou célibataires. La diversité ? Ce qu’on nous offre, ce sont des condos où chaque unité en vaut une autre, des ensembles de plusieurs hectares où les choix architecturaux seront rigoureusement identiques ou « harmonisés ». Où le retrait de la façade par rapport à la rue sera toujours le même, idem pour la hauteur des bâtiments. Où peu rappellera les balcons et les escaliers extérieurs qui participent de la convivialité montréalaise. Et quelle place pour le dépanneur du coin ?

« À rapports sociaux nouveaux, espaces neufs et réciproquement » (p. 72), écrit Lefebvre. L’espace social est à la fois le produit et le producteur des forces productives et des rapports de production. De telle sorte qu’être contre le capitalisme (ou le type de capitalisme, diront d’autres) qui a causé la crise, c’est aussi devoir être contre son espace. C’est s’opposer à ses pratiques spatiales, son idéologie qui fragmente, soumet l’espace urbain à l’aménagement-banlieue et dissocie nos pratiques quotidiennes d’une crise dont tous, pas seulement les gestionnaires, devront faire les frais.


[1Henri Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000 [1974]

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