Une soirée à Birqun

No 031 - oct. / nov. 2009

International

Une soirée à Birqun

Retour de Palestine

Pierre Beaudet

C’est la brunante à Burqin, un village au nord de la Cisjordanie. Dans cette région densément peuplée (plus de 250 000 habitants), on constate le quadrillage de l’occupation à travers les colonies de peuplement et les barrages qui entravent les routes entre les villes. Ce soir, les gens sont dans la rue pour fumer le narguilé et se raconter la plus récente blague. Le ciel est doux, l’air est frais. On ferme les yeux et on ne peut imaginer le chaos violent et permanent tout autour.

Un peu plus tard, nous nous déplaçons au centre du village où près de 1 000 personnes sont réunies pour assister à un mariage. Le jeune époux reçoit de vigoureuses embrassades des hommes qui lui donnent des cachets. L’entraide communautaire et familiale est le plus important filet de sécurité sociale pour les Palestiniens et explique en bonne partie leur survie. Après les félicitations, tout le monde se place en cercle pour la dabké. Il n’y a pas d’ambiguïté sur cette gestuelle : tout raconte la résistance, le patriotisme, le « sumud » (tenir bon). Dans cette danse qui ne commence ni ne finit vraiment, l’identité et la révolte se conjuguent, dures et claires comme un diamant.

Il est maintenant minuit et la fête est terminée. Arafat, Karim, Jihad, Refaat se plaisent à exercer l’autre sport préféré des Palestiniens, la politique. Mes amis font partie de la « génération » de l’Intifada, celle qui a mis à mal l’occupation à la fin des années 1980 dans une insurrection civile et de masse. Pendant quelques mois, ils ont « libéré » Burqin. Les occupants étaient sans moyen, à part celui de casser des bras et des jambes des enfants et de détruire les maisons. À l’usure toutefois, la situation s’est « rétablie ». Entre-temps, l’OLP a négocié en secret avec Israël et les États-Unis pour aboutir à l’accord d’Oslo. « Nous n’étions pas contre un accord de paix » explique Refaat, qui anime un réseau d’enseignants palestiniens. « Mais nous étions sceptiques. » Rapidement, tout s’est refermé. Les colonies se sont multipliées. Les incursions militaires se sont poursuivies, d’où les assassinats et les arrestations de milliers de militants. Puis en 2000, tout a éclaté. Mais contrairement à la précédente Intifada, celle-ci s’est produite sur un mode militaire, avec les combattants des Brigades Al-Aqsa (liées au Fatah) et du Hamas. Des milliers de personnes ont été tuées. Des dizaines de jeunes, les « shahid », sont allés se faire exploser à Tel-Aviv et dans d’autres villes israéliennes.

Sacrifice futile ? En tout cas, cette résistance militarisée n’a rien donné. Aujourd’hui en apparence, Burqin est « pacifié ». Le gouvernement palestinien a accepté le plan américain pour policer les territoires. C’est un général états-unien, Keith Dayton, qui a la main haute sur les forces de sécurité palestiniennes. Plus de 1 000 personnes sont en détention (sans accusation ni procès) dans les geôles palestiniennes où se pratique, selon les organismes de droits humains, la torture, comme celle qui est « légale » en Israël où sont également détenus plus de 10 000 Palestiniens. Par ailleurs, la situation est pénible. Plus de 50 % des adultes sont sans travail à Burqin. Les conditions de vie se sont sérieusement détériorées. « Depuis la guerre contre Gaza, affirme Refaat, c’est la fin de toutes les illusions. » Pire que l’étau économique est le sentiment d’humiliation vécu quotidiennement. « Chaque fois que je traverse un barrage, dit Refaat, j’ai peur que les soldats m’humilient devant mes enfants. On a l’impression que le but est de nous tuer à petit feu, dans le silence. »

Des tempêtes en attente

Autour de la table, la discussion ne porte pas tellement sur l’occupation, qu’on considère comme une « normalité ». Mais justement qu’est ce qui peut se passer ? Arafat, un animateur du Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP), avoue que l’état de la résistance n’est pas reluisant. Le Fatah, principal mouvement politique duquel sont issus les principaux cadres de l’Autorité palestinienne, est à l’agonie. Parallèlement, le Hamas pour lequel une majorité de Palestiniens avaient voté en 2006 a échoué à développer une alternative. Certes le Hamas a le « mérite » aux yeux de beaucoup de monde de ne pas capituler. « Mais en fin de compte, Hamas est une sorte de clone de Fatah, avec les mêmes pratiques de corruption et de népotisme. » Tout cela regarde mal. Arafat : « Nos forces sont présentement limitées. À Burqin, nous avons « seulement » une centaine de membres. »

Je ne suis pas certain d’avoir bien compris : « Seulement une centaine de membres », dans un village de 5 000 personnes ?!? Il nous raconte que durant l’Intifada de 1987, le FDLP pouvait compter sur plusieurs milliers de personnes impliquées dans la résistance ! Je lui dis qu’à ma connaissance, il existe très peu de villages dans le monde, même là où la résistance est forte, qui comptent « seulement » 100 militants de gauche. En fin de compte pour lui, la question est davantage qualitative. « Nous n’avons plus de leadership. » Je l’interpelle : « Pourtant Abou Laila, le chef du FDLP, est respecté ? » « C’est effectivement un homme bien. Mais lui- non plus ne sait pas où on s’en va. Il critique le capitulationnisme d’Abbas, mais il continue de fonctionner dans le cadre de l’Autorité. On ne peut être des deux côtés à la fois. »

Rencontré dans son bureau de Ramallah peu avant, Abou Laila m’avoue lui-même qu’il a les « mains liées ». « Nous vivons avec deux États policiers, celui du Fatah et celui d’Hamas, tout en ayant encore la chape de plomb de l’occupation. » Comme la majorité des gens, il pense que le « gouvernement » actuel a perdu toute légitimité. Mais ses capacités de le confronter sont très limitées. Ce problème est généralisé dans les mouvements de gauche. Mustapha Barghouti, chef de l’Initiative nationale, admet lui-aussi que le problème est grave. Il préconise la résistance civile nonarmée, dans la tradition de la première Intifada. En même temps, il reste très prudent. « L’occupation se consolide. »

Dans le tournant de la nuit, l’atmosphère s’assombrit. Que faire ? Pourtant la Terre tourne. Les militants du FDLP s’activent autour d’une galaxie de projets sociaux, qui permettent d’assurer la survie quotidienne. Ils organisent des coalitions de travailleurs, comme ceux qui sont à l’emploi de la municipalité et de l’UNWRA, cette grande agence de l’ONU qui travaille en Palestine. « Nous demandons nos droits, non seulement des salaires décents, mais des conditions qui sont normales comme le droit de s’éduquer. »

« Nous n’avons pas peur »

Dans ce village ignoré des grands, la flamme de la résistance brûle toujours, inaltérable. J’ose demander : « Pensez vous qu’il faut laisser tomber la lutte armée et se concentrer sur la lutte politique ? » « En Palestine occupée, me répond Arafat, nous ne sommes pas en Inde. Les Israéliens ne sont pas les Britanniques. Il serait prématuré de décréter la fin de la résistance armée. Mais il est vrai qu’historiquement, la résistance palestinienne a été “surmilitarisée” et “sous-politisée” et il faut remettre les choses à leur place. » Alors que l’aube se pointe, je mijote tout cela. Je suis encore sous le choc des « 100 militants de gauche ». Si seulement on avait cela chez nous … !!!

Mais ici à vrai dire, on est sur une autre planète. Pour les Palestiniens, il n’y a pas de capitulation imaginable. Un peuple entier est soulevé même si, de période en période, cette résistance peut être latente, voire dormante. Certes, il n’y a pas de grande « stratégie alternative » pour briser l’impasse actuelle. Les mouvements de résistance ont tendance à perpétuer les mêmes erreurs et à aboutir au même cul-de-sac. Mais là où la chose est différente, c’est que cette résistance est celle d’un peuple, et non d’un ou de mouvements organisés. Les occupants ont beau essayer et réessayer : comment éradiquer un peuple ?

Par ailleurs, dans le mur de l’occupation, il y a de graves fissures politiques, sociales, culturelles. La société et l’État israélien sont fracturés de part en part et bien que la hantise de l’« autre » reste un ciment efficace, on peut penser que l’édifice n’est pas durable. Il en est de même, à un autre niveau bien sûr, avec l’Empire américain, si puissant et si faible, capable de mener la guerre sans fin d’un bout à l’autre du monde, incapable de réduire des insurgés déterminés en Irak, en Afghanistan, au Liban et ailleurs. Aussi, lorsque l’occupant et ses supporteurs fléchiront, Burqin sera à nouveau embrasé. Des milliers seront dans la rue à brandir leurs emblèmes, à paralyser l’occupation, à résister encore comme toujours.

Le matin est arrivé. Le ciel est laiteux. Le village s’anime. Les enfants se préparent à partir à l’école. On mange un peu. Je suis gêné de partir. « Tu reviendras. Et souviens-toi, nous n’avons pas peur. »

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