Mini-dossier : COVID en continu
Gouvernance. État d’urgence, rassemblements et dérives possibles
En ces temps d’urgence sanitaire, les différents paliers de gouvernement font face à une situation de santé publique inédite. Comprendre les pouvoirs octroyés à nos élu · e · s en ces temps troubles est essentiel pour en surveiller l’exercice et les dérives possibles. Entre actions d’urgence et concentration excessive du pouvoir, le terrain est glissant.
L’état de pandémie est annoncé par l Organisation mondiale de la santé dès le 11 mars 2020. Depuis, les mots « états d’urgence » sont sans cesse répétés. Mais en quoi consiste cet, ou plutôt ces états d’urgence ?
État d’urgence sanitaire, local ou national ?
C’est d’abord un état d’urgence sanitaire qui a été déclaré par le gouvernement provincial en vertu de la Loi sur la santé publique (LSP) lorsque la pandémie s’est rendue à nos portes, le 13 mars 2020. De nouveaux pouvoirs sont octroyés au gouvernement par la LSP , notamment celui d’ordonner la fermeture d’un lieu, la cessation d’une activité ou l’isolement d’une personne s’il y a menace réelle à la santé de la population (LSP , art. 106). D’abord déclaré pour 10 jours par le décret 177-2020, l’état d’urgence sera systématiquement renouvelé à chaque dix jours avec l’ensemble des mesures sanitaires édictées. En date du 1er novembre 2020, ce sont 32 décrets successifs qui ont été adoptés pour renouveler cet état d’urgence sanitaire.
C’est aussi un état d’urgence local déclaré par la Ville de Montréal le 27 mars 2020 en vertu de la Loi sur la sécurité civile (LSC). Là encore, de nouveaux pouvoirs sont octroyés, notamment la possibilité de contrôler l’accès au territoire ou aux voies de circulation, d’ordonner une évacuation ou de réquisitionner des lieux d’hébergement pour protéger la vie, la santé ou l’intégrité des personnes (art. 47). Avant de déclarer un état d’urgence local, une municipalité doit obtenir l’autorisation du directeur national de santé publique (Arrêté 2020-014).
Par ailleurs, l’Assemblée des Premières Nations a déclaré le 24 mars 2020 par motion l’état d ’urgence pour les Premières Nations. Transmise au gouvernement du Canada, cette motion exige une hausse du financement ainsi qu’une pleine participation des Premières Nations à toutes les discussions et à la planification en lien avec la pandémie [1] .
Toutefois, l’ état d’urgence national n’a pas été déclaré au Canada. En effet, la Loi sur les mesures d’urgence (LMU) prévoit la possibilité pour le gouvernement fédéral de faire une « déclaration de sinistre » pour 90 jours, lui permettant par exemple d’interdire les déplacements entre les provinces ou de réquisitionner des bâtiments ou des lieux pour les transformer en hôpitaux. Toutefois, avant de proclamer cet état d’urgence, le gouvernement doit consulter chacune des provinces (art. 14). La LMU a remplacé en 1988 la Loi sur les mesures de guerre, mais n’a jamais été appliquée depuis.
Toutefois, le gouvernement fédéral dispose d’autres leviers d’intervention, au regard de ses compétences notamment sur les questions de quarantaine, de droit criminel, ainsi que de trafic et de commerce. La Loi sur la mise en quarantaine (LMQ) lui permet notamment d’adopter des interdictions d’entrée au pays (art. 58) ou de détenir certaines personnes dans des installations de quarantaine. Différents décrets et arrêtés fédéraux ont restreint progressivement l’entrée au Canada, en provenance des États-Unis et d’autres pays, avec des exceptions qui ont varié au fil de la pandémie.
Les interdictions de rassemblement et le droit de manifester
C’est sous ses nouveaux pouvoirs dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire que le gouvernement provincial a restreint progressivement les rassemblements intérieurs, puis extérieurs. En l’absence d’une définition plus précise, on présume qu’un rassemblement est la réunion de deux personnes ou plus. Les points de presse quotidiens seront marqués par un manque de clarté et de nombreux cafouillages sur ce qui est permis ou interdit en termes de rassemblement, au point où seule une lecture attentive des décrets permet de s’y retrouver.
Dès le 13 mars 2020, ce sont les rassemblements intérieurs de plus de 250 personnes, puis l’ensemble des activités à des fins culturelles, éducatives, sportives, de loisir ou de divertissement, ainsi que les rassemblements dans les bars, les discothèques et les salles à manger qui sont interdits (Décret 177-2020 ; Arrêté 2020-004). Le décret du 20 mars (Décret 222-2020) clarifie les exceptions à l’interdiction généralisée des rassemblements intérieurs et extérieurs. On y comprend désormais qu’on peut se rassembler dans l’espace public si on est occupant·e·s d’une même résidence, ou si on maintient une distance de deux mètres.
Jusque-là, on présume que les règles des rassemblements extérieurs sont applicables aux manifestations. C’est dire que les manifestations sont permises sans limite de participant·e·s, tant qu’une distance de deux mètres est maintenue, sauf pour les occupant·e·s d’une même résidence.
Le 5 août, de lourdes obligations sont imposées aux organisateur·trice·s de rassemblements extérieurs : s’assurer que les lieux permettent le maintien d’une distance de deux mètres, en informer les participant·e·s, prendre des mesures pour le faire respecter et mettre fin au rassemblement si le maintien de la distanciation n’est plus possible (Décret 817-2020). Toutefois, le décret stipule que ces obligations ne s’imposent pas lorsque les personnes rassemblées « exercent leur droit de manifester pacifiquement ».
À partir de septembre, le nombre de personnes pouvant se rassembler dans l’espace public varie selon la couleur de la zone visée : en alerte orange, un maximum de 25 personnes est permis alors qu’en zone rouge, les rassemblements extérieurs sont complètement interdits, mais ces restrictions ne sont toujours pas applicables aux manifestations (Arrêté 2020-068 ; Décret 1020-2020). Toutefois, le 30 septembre, l’obligation de porter le couvre-visage est imposée aux manifestations dans l’ensemble du Québec, peu importe la zone, et les organisateur·trice·s ont la responsabilité d’informer les participant·e·s de cette obligation (Décret 1020-2020).
À Montréal, ceux et celles qui ont longtemps lutté contre le règlement P-6, qui interdisait notamment de se couvrir le visage pendant une manifestation, ont bien raison de pointer du doigt l’ironie de la situation.
Les dangers de la gouvernance par décret
De nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer le modèle actuel de gouvernance par décret. Alors qu’elles étaient timides en début de pandémie, face à l’urgence d’agir et à l’inconnu, elles se font entendre de plus en plus fort. Un décret, c’est une décision écrite prise par le pouvoir exécutif, et donc par une poignée d’ élus, plutôt que par le pouvoir législatif dans son ensemble. Un décret ne laisse donc pas la place aux débats et aux modifications que l’adoption d’une loi provoque. C’est pourquoi, dès avril 2020, d e nombreux experts ont déploré l’absence de d ébats, de consultations et de surveillance des actions gouvernementales [2] . L’absence de délibération démocratique et de mécanismes d’imputabilité est décriée par d’autres [Jean Leclair, « Projet de loi 61 : relance de l’économie et concentration du pouvoir », La Presse. Disponible en ligne.]] .
La première version du projet de loi 61, déposée au début de juin, aurait prolongé l’état d’urgence pour une durée indéfinie, ce qui aurait évité au gouvernement de renouveler l’état d’urgence tous les dix jours. Ce « chèque en blanc » proposé par le gouvernement a été particulièrement décrié. Il comprenait des projets d’infrastructures devant « relancer l’économie », situés disproportionnellement dans les circonscriptions caquistes, et qui pouvaient déroger aux normes environnementales et administratives habituelles.
Malgré un amendement pour prolonger l’état d’urgence « seulement » jusqu’au 1er octobre 2020, le projet de loi 61 est mort au feuilleton cet été. L’état d’urgence a donc continué à être renouvelé décret après décret, tout l’été. Le projet de loi 66, la nouvelle mouture déposée à la fin du mois de septembre, met finalement au rancart la prolongation de l’état d’urgence pour se concentrer sur l’accélération de projets d’infrastructures. C’est donc toujours par décrets successifs, tous les dix jours, que l’état d’urgence est maintenu et que les restrictions sanitaires continuent d’être annoncées et imposées.
Face à une urgence qui perdure, la vigilance citoyenne est de mise.
[1] Voir : « L’Assemblée des Premières Nations déclare l’état d’urgence relativement à la pandémie de la COVID-19 ». Disponible en ligne.
[2] Stéphanie Marin, « Gare à la gouvernance par décrets et à la surveillance de masse, avertit la Ligue des droits et libertés », Le Soleil. Disponible en ligne.